Il y a des moments dans la vie des pays, et nous y sommes, où seul le courage politique permet de trouver des solutions radicales et non des demi mesures, des accommodements, des renoncements et de petits calculs.
Par Rachid Barnat
Les islamistes ont été élus et sont au pouvoir, avec le résultat que l'on connaît, à cause de la désunion et de l'éparpillement de l'opposition; et soyez sûr qu'ils resteront au pouvoir malgré leur incompétence et leurs méfaits si les hommes politiques de l'opposition ont, comme ils le font actuellement, chacun sa propre solution de sortie de la crise déclenchée par l'assassinat du député Mohamed Brahmi.
Les demi-mesures ne règlent pas le problème
Chacun a d'ailleurs pu constater que sur les divers plateaux de télévision ou de radio, les islamistes, après un moment d'abattement, ont repris du poil de la bête et continuent avec arrogance, comme Ghannouchi, à menacer; et cela parce qu'ils se rendent bien compte de la division de leurs opposants, chaque parti, j'allais dire chaque homme politique, ayant sa solution : les uns veulent la disparition du gouvernement mais pas de l'Assemblée; les autres veulent un gouvernement élargi, d'autres un gouvernement de salut public, d'autres un gouvernement d'union nationale, d'autres encore ne veulent plus des islamistes au pouvoir, d'autres enfin veulent les associer encore au pouvoir.
Cette division de l'opposition fait évidemment la force des islamistes!
Les députés de l'opposition au sit-in Errahil au Bardo: vont-ils garder leur unité et éviter de se faire mener de nouveau en bateau par Ennahdha et ses alliés?
Si les dirigeants de l'opposition avaient quelques principes simples mais fermes, ils devraient s'unir autour d'une solution, une seule, car il n'y a en qu'une qui puisse mettre un terme au désastre politique, économique, social et sociétal que vit le pays.
Il faut d'abord être clair et net sur un des arguments majeurs du pouvoir: la légitimité!
En effet, de deux choses l'une : ou bien ce pouvoir bénéficie encore de la légitimité des urnes et il faut le laisser en place et se contenter de manifester en espérant qu'il tiendra compte de ces manifestations – ce dont on a de bonnes raisons de douter –; ou bien il n'a plus de légitimité et il doit disparaitre non pas en partie mais totalement.
Les demi-mesures sont le fait d'une analyse juridiquement et politiquement fausse.
Voilà donc ce qui correspond à la situation aujourd'hui.
I- Le pouvoir actuel n'a plus de légitimité ni juridique, ni morale, ni politique:
- Illégitimité juridique : Personne ne peut sérieusement nier que l'Assemblée constituante, dont découlent tous les autres organes du pouvoir, n'a plus de légitimité juridique depuis le 23 octobre 2012!
Lorsque les Tunisiens ont voté, le 23 octobre 2011, ils ont voté sur la base d'un décret de convocation qui prévoyait expressément un délai d'un an et une mission : «écrire une nouvelle Constitution». Or ce délai est dépassé.
Inutile de revenir sur ce qui s'est passé pour que ce délai ne soit pas respecté. Cela a été tout à fait volontaire... mais peu importe. Ce qui est sûr, c'est que le délai ayant été dépassé, l'Assemblée n'a plus aucune légitimité juridique.
Dans quel système juridique existe-t-il des assemblées politiques élues sans limitation dans le temps? Celle-ci doit-elle durer éternellement? Sinon quel est le délai?
Poser ces questions élémentaires, c'est répondre que le délai est dépassé et que la sanction normale est la disparition de la légitimité.
Tous les hommes de l'opposition pourraient quand même se mettre d'accord sur cette analyse!
- Illégitimité morale : Si elle n'a plus de légitimité juridique, cette Assemblée n'a plus, non plus, aucune légitimité morale car, précisément, les députés de la majorité s'accrochent, malgré leurs engagements à faire le travail pendant un an. Mustapha Ben Jaâfar lui-même avait admis que moralement cela était condamnable mais bien sûr il n'en a tiré aucune conséquence.
- Illégitimité politique :Enfin tout le pouvoir est actuellement politiquement illégitime, en raison des fautes graves qu'il a commises, et le peuple n'en veut plus. Doit-on rappeler les appels aux meurtres de certains ministres; le refus de dissoudre les ligues fascistes d'Ennahdha; la politisation scandaleuse des mosquées; la nomination des proches, la plupart du temps incompétents, dans de nombreux postes décisifs; la nomination de salafistes obscurantistes dans des postes dans l'enseignement; l'échec patent en économie... Et on pourrait continuer ...
Le député de l'opposition Noomane Fehri au sit-in du Bardo avant son agression par la police de Larayedh.
II Conséquences:
A partir de cette analyse qui peut difficilement être contestée, sauf à faire dans la langue de bois, il faut tirer les conséquences, à savoir que TOUS les pouvoirs issus de cette légitimité doivent disparaitre à l'exception du président qui doit rester chef de l'Etat mais sans pouvoir véritable.
C'est le point crucial et c'est sur ce point que l'on assiste à une division mortelle.
Certains soutiennent qu'il faut que le gouvernement parte mais que l'Assemblée doit rester en place. Comment peut-on soutenir cela? Par quel miracle cette Assemblée illégitime à tous point de vue retrouverait-elle une légitimité? Soyons sérieux.
Par ailleurs, ceux qui prétendent qu'il faut la maintenir en lui donnant une «feuille de route», c'est-à-dire des instructions, sont au moins des naïfs! Et depuis quand une Assemblée dite constituante reçoit-elle des ordres?
Les islamistes ne s'y trompent pas : ils veulent le maintien de cette Assemblée car ils savent qu'elle votera ce qu'elle voudra. Et personne ne pourra contraindre la majorité à voter ce qu'elle ne veut pas. Alors on va promettre – il est bien pauvre celui que ne peut pas promettre – et on fera ensuite autre chose... ou l'on fera traîner pour gagner du temps... et «sécuriser» les institutions comme le souhaite Ghannouchi, et comme ses deux gouvernement (Jebali et Larayedh) ont commencé à faire!
D'ailleurs est-ce qu'il ne s'est pas déjà passé la même chose en octobre 2012?
L'opposition, bonne fille, a accordé «une légitimité consensuelle sous conditions», alors que celle que le mandat du peuple a accordé le 23 octobre 2011 se terminait.
Les conditions ont-elles étaient respectées? Est-ce que l'on n'a pas eu de belles promesses d'Ennahdha? Est-ce qu'elles ont été tenues ?
Il fallait que le peuple se rebelle à nouveau une énième fois, pour se faire respecter et faire respecter sa volonté en respectant le mandat qu'il a accordé aux constituants! Mais je pense que le peuple se fatiguera de tout cela et que cela n'est pas sérieux.La seule solution est donc que tous ces pouvoirs devenus illégitimes dégagent.
III Quelle solution?
Il faudra mettre en place un gouvernement non pas d'union nationale, qui ne ferait que paralyser une nouvelle fois le pays par ses divisions (qui ne vont pas disparaitre par un coup de baguette magique), mais un gouvernement de salut public : un gouvernement de techniciens, restreint composé de 10 à 15 ministres, ce qui est largement suffisant dans cette période de crise, et qui ne pourraient pas se présenter aux prochaines élections.
Les partis politiques désigneront par consensus une personnalité dont la compétence et le parcours sont au-dessus de tout soupçon, et c'est ce chef de gouvernement qui choisira lui-même les ministres techniciens dont il a besoin; car sinon le pays part pour des mois et des mois dans des palabres et la Tunisie n'a vraiment pas besoin de cela.
Ce gouvernement aura pour mission principale de terminer la Constitution avec un Comité d'experts et de sages; puis de la soumettre très rapidement à l'approbation du peuple par referendum.
L'opposition doit être à la hauteur de cette mobilisation citoyenne si elle ne veut pas être balayée définitivement du paysage.
Je suggère que figure dans cette Constitution le texte de celle de 1959 qui interdisait les partis politiques fondés sur la religion. Le peuple tranchera cette question essentielle. Ali Larayedh ne devrait pas s'y opposer, puisqu'il a suggéré lui-même l'idée d'un referendum ! Et puis quoi de plus démocratique qu'un referendum qui donne la parole au peuple?
Entre la rédaction de la constitution et l'organisation d'un referendum, il ne devrait pas se passer plus de 6 mois, délai largement suffisant pour organiser cela, d'autant que la Tunisie peut compter, si elle le souhaite, sur une large aide internationale. Tout cela aurait le mérite de trancher de manière réellement démocratique ! Et tous les partis croient, nous l'ont-ils assez dit, à la démocratie !
Si le peuple tunisien et toute l'opposition réunie vont vers cette procédure et cette solution, il y aurait, c'est certain, des remous, des violences car les islamistes ne connaissent que cela, mais cela aura au moins le mérite de trancher de manière nette et de dire comment les Tunisiens veulent être gouvernés.
Par contre, si l'on continue à croire que les islamistes sont incontournables (alors qu'ils sont en chute libre dans les sondages), qu'il faut les ménager et admettre leur violence, pactiser avec eux alors qu'ils n'ont aucune parole... alors, faisons-le! Mais soyons conscients que le pays ira, inévitablement, vers des difficultés graves, des conflits incessants... et qu'il régressera pour toujours.
Il y a des moments dans la vie des pays, et nous sommes dans un tel moment, où seul le courage politique permet de trouver des solutions qui ne sont jamais apportées par les demi mesures, les accommodements, les renoncements, les petits calculs.