A quoi ressemble la Tunisie en ce début d'automne qui augure d'un hiver islamiste sombre et glacial? Un pays et un peuple ballotés par les vents d'est et d'ouest, et qui ne savent pas où ils vont.
Par Mehdi Azouz
Les journalistes craignent pour leur liberté d'expression.
Depuis l'assassinat du député de l'opposition Mohamed Brahmi, on a l'impression que la machine s'emballe. Mesures coercitives, arrestations arbitraires, libération de détenus aussi inexplicables que leur incarcération, attaques en règle des médias de la part des ténors de la troïka, la coalition tripartite au pouvoir dominée par le parti islamiste Ennahdha, déclarations contradictoires de représentants de la majorité qui semblent déstabilisés. Le tout, sur un fond de blocage total des négociations engagées par l'UGTT, l'UTICA et leurs partenaires pour sortir le pays de la crise politique.
Des monstres assoiffés de pouvoir et de privilèges
Le Président de l'Assemblée nationale constituante (ANC), après avoir gelé les activités de l'Assemblée, officiellement jusqu'au lancement des négociations entre la Troïka et l'opposition, se retrouve acculé par ses propres alliés à reprendre du service et à déclarer la reprise des travaux, sous peine de limogeage et de se retrouver emmuré dans les oubliettes de la politique. Mal lui en prit, deux apparitions à la télévision n'ont pas permis de convaincre et ont même alourdi, un peu plus, un climat politique déjà insupportable.
La justice, de son côté, est passée à la vitesse supérieure en émettant des mandats d'arrêt contre plusieurs représentants des médias. D'aucun vous dira que ces poursuites judiciaires ne sont que le reflet de la volonté du gouvernement d'Ennahdha de bâillonner la presse libre et de mettre au pas les médias.
Le plus dangereux dans cette affaire, n'est pas tant le nombre de journalistes concernés par cette vague de répression, que l'ampleur de la soumission du pouvoir judiciaire à l'exécutif et les dommages que ces interpellations peuvent avoir sur l'indépendance des juges.
En attendant, les libertés de presse et d'opinion, derniers acquis de la révolution, sont sérieusement menacées et risquent de céder la place à la dictature qui s'installe chaque jour d'avantage.
Le ministère de l'Intérieur est à nouveau éclaboussé par un vilain scandale, comme on en découvre un tous les 10 ans dans le monde. Avertis par la CIA de l'assassinat de feu Mohamed Brahmi, le 14 juillet 2013, les services du ministère n'ont entrepris aucune action préventive pour éviter l'assassinat, survenu 11 jours plus tard. A lui seul, ce scandale justifierait la démission du gouvernement et le jugement de tous les responsables concernés par cette bavure, ou peut-être, cette complicité. L'enquête le dira.
Prière en pleine rue à l'Avenue Habib Bourguiba de Tunis: l'investissement de l'espace public par les activistes islamistes.
Les tueurs sont aux aguets
La menace terroriste, la contrebande et l'introduction d'armes de guerre ont obligé le président provisoire de la république et chef des armées de déclarer le sud du pays et une longue bande frontalière, zones militaires interdites.
Cette décision inédite n'a, jusqu'à présent, nullement éliminé la menace terroriste, ni la contrebande. Les camionnettes continuent à sillonner le pays d'est en ouest, avec leurs précieux chargements de carburant, de bétail, de barres de fer et de produits divers. L'introduction de quantités d'armes dans le pays semble se poursuivre, puisqu'une alerte vient d'être lancée par nos voisins algériens sur une possible grosse opération d'introduction d'armes de la Libye en direction de notre pays ou de l'Algérie.
De là à craindre que ces zones militaires ne se transforment en un no man's land où les trafiquants et les terroristes de tous bords règnent, le pas est vite franchi.
Notre vaillante armée nationale, écartelée entre le Mont Chaambi, la frontière sud-est et la protection d'un nombre infini d'établissements, d'ambassades et toutes les tâches qui découlent de l'état d'urgence, ne peut, malgré les succès, les sacrifices et la bonne volonté de ses chefs, assurer toutes ces actions. Elle n'a été ni construite, ni dimensionnée pour ce type de missions.
A la Kasbah, entre une tirade et une autre, crucifiant l'opposition ou les médias, nos ministres s'offrent le luxe de se réunir avec la sinistre Ligue de protection de la révolution (LPR) et vantent ses réalisations. De quel ordre du jour ont-ils discuté?
Les réseaux sociaux foisonnent de messages d'internautes qui s'inquiètent des détonations entendues chaque soir. Du nord au sud, tous les soirs, à la même heure (vers 22heures), des dizaines de pétards explosent dans le ciel de nos quartiers, de nos villes et villages. Le manège s'arrête partout à la même heure (un peu après 1 heure). Inutile de préciser que, contrairement aux déclarations d'un responsable du ministère de l'Intérieur, ces feux d'artifice accompagnent rarement des festivités ou des cérémonies de mariages. Les milliers de messages démontrent, à quel point, le citoyen est gagné par le doute.
Une paranoïa nationale s'empare des esprits et les gens ont peur. Les explications les plus saugrenues sont avancées : - «c'est pour nous habituer au batailles de rue qu'on nous fait ça»; «c'est exactement le même phénomène qui a envahit le Liban à la veille de la guerre civile» ; «non, ce sont des cellules dormantes de terroristes, qui quadrillent les zones urbaines. Ils s'entrainent au tir. Entre quatre pétards, un tir réel est exécuté. Le moment venu, leur mission sera de s'approprier les villes et terroriser la population. Ils sont en train de se préparer. Cela expliquerait pourquoi ils affirment que le modèle égyptien ne sera jamais reconduit en Tunisie». Ici, les Frères ne se laisseront pas faire.
Bref, en ce mois de septembre, le bilan de santé de la Tunisie et des Tunisiens est alarmant. Économie en berne, finances publiques en mal d'équilibre, problèmes sociaux, hausse des prix, rentrée scolaire redoutée, les scandales se succèdent, les libertés sont bafouées, la justice est plus que jamais à la solde de l'exécutif. Une troïka moribonde mais qui s'accroche à une légitimité perdue. A l'Assemblée, les élus de la majorité s'agrippent à leurs sièges, au moins jusqu'au 23 octobre, ce qui leur ouvrira le droit à une retraite honorable dont ils n'ont jamais rêvé. Les chefs du parti majoritaire, se croyant investis d'une mission divine, refusent tout compromis, usent et abusent d'un double discours qui leur procure le sentiment de satisfaire l'Ordre Sacré et la Démocratie Profane. Un mélange de béatitude religieuse et d'extase guerrière.
Les milices islamistes attaquent le siège de l'UGTT, dernier bastion de la résistance.
L'UGTT en point de mire des islamistes
Le dernier bastion de la lutte contre l'oppression qu'est l'UGTT est victime de déni. La place Mohamed Ali, haut lieu de résistance des syndicalistes, après avoir été couverte d'ordures, a vu les militants attaqués sauvagement par ces mêmes LPR qui sont reçues à la Kasbah et à Carthage avec tous les honneurs.
Toutes les initiatives de la centrale syndicale, qui visent à rechercher le consensus entre la Troïka et l'opposition sont, soit boycottées, sabotées ou tout simplement noyées dans les détails inextricables d'accords qui finissent toujours dans les tiroirs. L'ultime trouvaille est la création d'une centrale syndicale proche de la tendance islamiste accompagnée d'appels aux adhérents à quitter l'UGTT.
Pendant ce temps, le ventre de l'administration se gonfle chaque jour un peu plus de fonctionnaires recrutés pour leur appartenance partisane.
Les nominations de hauts cadres dans l'administration publique repartent de plus belle. Ennahdha est en passe de tisser son réseau d'influence au sein de l'administration, en la quadrillant d'une armée de militants. «Aux prochaines élections, ils obtiendront 99% des voix», dira un militant du Parti Républicain au Bardo. De quoi se payer un Califat.
Chez le citoyen, le doute s'installe, la peur envahit les cœurs et le portefeuille se vide.
L'emploi, le service public, la santé et l'instruction sont désormais des vœux pieux. Dans cette atmosphère de fin du monde, la Tunisie a commencé lentement mais sûrement sa descente aux enfers.
Sous les islamistes, le Tunisien ne sait plus à quel saint se vouer. Les rêves d'une Tunisie paisible et bienheureuse s'évaporent comme les vapeurs de l'encens dans les mosquées. Un ministre nous a affirmé un jour que le modèle somalien est une référence pour la Tunisie, un autre nous a décrit l'Afghanistan comme un modèle de démocratie. Ils n'avaient pas tort! On vient d'être classés 104e pays en matière de bonheur, derrière la Somalie et le Pakistan!
L'opposition mobilise les foules, mais n'arrive pas à déstabiliser un pouvoir islamiste incompétent, arrogant et manoeuvrier.
Une opposition angélique et qui se cherche
En face, les partis démocratiques, longtemps victimes de leur pêché originel, celui d'avoir choisi, dès le 24 octobre 2011, de jouer le rôle de l'opposition au sein de l'hémicycle, ont cautionné l'idée que la période transitoire et constitutionnelle se transforme en un mandat parlementaire.
La première exige le consensus, le second recours à la règle du vote majoritaire et des groupes parlementaires fermés. Règle éminemment favorable à la majorité. Démarche angélique de politiciens, sans doute, grisés par les effluves du jasmin de la révolution, de la liberté nouvelle et par les images des débats civilisés des parlements européens, à la fois si proches et si lointains.
Empêtrés dans les difficultés internes et les luttes de leadership, les partis de l'opposition ont su malgré tout, se ressaisir en se rassemblant dans un front uni et en s'accordant atour d'une plateforme minimale de travail.
Après l'assassinat de Mohamed Brahmi, l'opposition a pu ainsi rassembler les troupes et unifier le discours. Bernée par un adversaire machiavélique, après l'assassinat de Chokri Belaid, elle semblait avoir appris la leçon. Enhardie par l'ampleur de la mobilisation et l'immense foule qui répondait à l'appel, chaque soir au Bardo, elle se barricade derrière ses exigences de démission du gouvernement provisoire et de dissolution de l'ANC.
Aujourd'hui, l'opposition semble tétanisée par le cours des événements. Le sit-in est presque levé, la mobilisation s'étiole, l'Assemblée a repris ses travaux sans les élus de l'opposition et, à l'horizon, aucune lueur d'espoir d'un accord politique pour dénouer la crise.
La majorité et les présidences qui en découlent ne sortent pas indemnes, non plus, de ce bras de fer. Les discours triomphalistes des premiers jours, cèdent la place au doute. Les sourires dominateurs se transforment en menaces et les erreurs et les défaillances se multiplient. Une large frange du peuple appelle au changement. La légitimité des urnes, tant vantée, s'évanouit sous la pression de l'opinion et de l'opposition. Nos dirigeants, comme tous ceux qui détiennent le pouvoir, se retrouvent plus enclins à l'utiliser qu'à le partager, s'arc-boutent et refusent de prêter l'oreille à la rue. Voilà le visage qu'offre la Tunisie en cette fin d'été, une Tunisie qui n'a point profité de son printemps et qui est ballotée par les vents d'est et d'ouest, de çà, de là, pareille aux feuilles mortes d'un début d'automne qui augure d'un hiver sombre et glacial. C'est le chemin de la descente aux enfers.