N'est-il pas temps de faire la paix avec Bourguiba, plébiscité à travers son élève Béji Caïd Essebsi, vainqueur avec son parti, Nida Tounes, des dernières législatives?
Par Rachid Barnat
A maintes reprises, j'entends, ça et là, certains intellectuels tunisiens et étrangers nous ressasser la rengaine du «despotisme» de Bourguiba, oubliant le reste de son oeuvre.
Aux législatives du 26 octobre 2014, les Tunisiens ont montré leur attachement au bourguibisme, qui a façonné la Tunisie moderne, puisqu'ils ont plébiscité Bourguiba à travers son élève Béji Caïd Essebsi... n'en déplaise aux grincheux qui n'ont pas encore fini de digérer leur histoire sous le régime de Bourguiba!
Pour juger Bourguiba, il faut le resituer dans son époque. Tous les «libérateurs» de leur peuple sont devenus dictateurs: Fidel Castro, Gamel Abdel Nasser, Houari Boumédiene, Mouammar Kadhafi ...
Un despote éclairé
Certes, Bourguiba a fini dictateur, mais son «dirigisme totalitaire» était éclairé et nécessaire pour imposer les réformes nécessaires à la construction de la Tunisie moderne et la mise en place des institutions indispensables au bon fonctionnement de la République nouvelle, fondée sur la notion de nation.
Si la Tunisie a été colonisée, c'est qu'elle était devenue colonisable disait Bourguiba, à cause de son retard civilisationnel !
Si, vers la fin de sa vie, la maladie l'avait amoindri, faut-il pour autant lui imputer toutes les dérives que nous avons connus depuis, et que nous savons qu'elles étaient du fait de la bande d'opportunistes qui l'a entouré pour exercer le pouvoir en son nom, passant souvent par sa nièce Saïda Sassi, manipulable par les plus habiles d'entre eux.
Il faut rendre à César ce qui est à César : jusqu'à la fin des années 60, il a été un despote éclairé; et sa lutte contre les communistes et les islamistes était, à ses yeux, justifiée! L'histoire lui donnera raison d'avoir préservé la Tunisie de ces utopies.
La chute du mur de Berlin a marqué la fin du communisme et son rejet par les «intellectuels» qui l'ont soutenu.
Quand à l'islamisme des Frères musulmans, Bourguiba, très tôt clairvoyant, a su que le pan islamisme qui le fonde, comme son pendant, le pan arabisme, sont la négation même de l'idée de nation qu'il souhaitait affirmer en Tunisie. Car ce sont des utopies qui, comme toutes les utopies conduisent les peuples vers l'échec!
L'oeuvre historique de Bourguiba
La prise de pouvoir par les islamistes a permis, paradoxalement, de remettre Bourguiba et son œuvre à l'honneur. Les Frères musulmans nahdhaouis et le «pan-arabo-islamiste» Marzouki voulaient détruire l'image de Bourguiba et son héritage, pour l'effacer de la mémoire des Tunisiens. Ils ont complètement échoué en réalisant le grand attachement des Tunisiens à cet homme et à son oeuvre. A contre cœur, ils l'ont remis à l'honneur pour l'utiliser hypocritement dans leurs campagnes électorales.
Ainsi les farouches opposants à Bourguiba, Ghannouchi et Marzouki, multiplient les éloges et lui rendent hommage pour son œuvre... lui reconnaissant ne serait-ce que de les avoir instruits et éduqués grâce à l'école républicaine... alors que, dans un premier temps, ils ont vilipendé sa mémoire croyant l'effacer de la mémoire des Tunisiens.
Tout comme Ben Ali, qui en déboulonnant la statue de Bourguiba sur l'avenue du même nom et en changeant le nom de son parti («Parti socialiste destourien» devenu en 1988 «Rassemblement constitutionnel démocratique»), après avoir fait un hold-up sur ce parti, n'est pas parvenu à l'effacer, en 23 ans de dictature, de la mémoire collective des Tunisiens.
Alors, je déplore que quelques uns trouvent encore à critiquer sans nuance Bourguiba, comme si l'Histoire de la Tunisie s'était arrêtée à leur histoire, oubliant, au passage, que si la révolution s'est déroulée à peu près convenablement en Tunisie, c'est au travail de Bourguiba en matière d'éducation, de promotion des droits de la femme, d'installation d'une véritable administration moderne... qu'ils le doivent.
Oui, il est curieux que certains intellectuels tunisiens, comme dans une rengaine, rappellent à tout bout de champs le «despotisme» de Bourguiba.
Mon père Haj Boubaker Barnat, un résistant et un militant authentique, nationaliste convaincu, avait admis le despotisme éclairé de Bourguiba, lui qui n'avait que le certificat d'étude. Il avait admis «siassat el-marahel» (la politique des étapes) pour imposer, dans un premier temps, à un peuple, dans son immense majorité illettré, qu'il soit instruit, qu'il soit débarrassé des carcans qui le maintenaient dans l'ignorance et l'obscurantisme, ayant compris que, d'étape en étape, arrivera celle où le nouveau citoyen bénéficiera de plus de liberté et s'acheminera vers la démocratie à laquelle mon père croyait fermement! Car, comme disait Bourguiba lui-même, s'il avait demandé démocratiquement son avis au peuple à propos du statut de la femme, il est certain que nos Tunisiennes d'aujourd'hui ne seraient pas ce qu'elles sont devenues, persuadé qu'une société ne peut se moderniser sans l'émancipation des femmes.
Qu'elle n'a été la déception de mon père suite au congrès de Monastir en 1971, quand l'ouverture vers le pluralisme et l'idée de démocratie naissante furent tuées dans l'œuf par ceux qui tiraient les ficelles à un Bourguiba déjà bien atteint par la maladie... puisqu'ils vont le nommer président à vie (en 1974) s'assurant ainsi le pouvoir dans l'ombre du commandeur.
Il n'était pas le seul: en 1972, Béji Caïd Essebsi (BCE) avait démissionné parce que Bourguiba qui souhaitait instaurer plus de démocratie a finalement renoncé sous la pression de son entourage, prouvant s'il en est besoin que c'est un homme et c'est un homme d'Etat qui sait démissionner et abandonner ses postes pour des valeurs supérieures.
Si, par ailleurs, mon père n'a pas apprécié le «coup d'état médical» commis par Ben Ali, il a cru néanmoins, comme bon nombre de destouriens et de Tunisiens, en ses promesses de démocratie, de liberté de la presse, de fin du parti unique, de fin du culte de la personnalité, de fin de la présidence à vie. Mais très vite il va déchanter comme beaucoup de destouriens qui ont rejoint Ben Ali, dont BCE, pour très vite se retirer, déçus eux aussi de la tournure dictatoriale que prenait son régime.
Bourguiba jette l'islamisme à la poubelle de l'Histoire
D'ailleurs, une lecture des résultats des élections législatives du 23 octobre 2014 montre bien l'attachement des Tunisiens à la nation et à la République telles que Bourguiba le nationaliste et véritable patriote les avaient voulues pour que son pays ne soit plus colonisable !
Et à contrario, ces mêmes résultats démontrent que les Tunisiens rejettent les Frères musulmans dont ils ont découvert la doctrine nuisible pour le pays, puisqu'ils le livrent à un colonialisme d'un genre nouveau, le colonialisme politico-religieux du Qatar que fonde le wahhabisme.
Leur score aux législatives aurait du être voisin de celui de leurs alliés dans la troïka (CpR et Ettakattol). C'est à dire presque nul !
On ne peut donc, à mon sens, critiquer Bourguiba en totalité. Il faut distinguer deux périodes de sa vie:
- la première où, par nécessité, face à un peuple qui sortait du colonialisme, mal instruit, encore dans des réflexes tribaux, il a, certes avec autorité, mais une autorité nécessaire, choisi pour son pays la voie du progrès et de la modernité; et,
- la seconde partie, où en raison de l'âge, de la maladie, de l'entourage, des habitudes du pouvoir, il n'a pas su compléter son œuvre par l'instauration de la liberté et de la démocratie.
Voilà le jugement nuancé qui devrait être porté; et c'est à nous, aujourd'hui, nous appuyant sur ce qu'il a fortement fondé, devons aller vers une réelle liberté et une réelle démocratie et faire comme lui, barrer la route à l'obscurantisme moyenâgeux et aux utopies tombées dans la poubelle de l'histoire.
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