Moncef Marzouki n'a pas été libéré de prison, en juillet 1994, suite à une intervention de Mandela en sa faveur, comme il le raconte partout. Récit d'une libération peu glorieuse...
Par Abdelatif Ben Salem
Tout au long de la campagne présidentielle, Moncef Marzouki n'a raté aucune occasion pour «rappeler» avec prétention et mauvaise foi, qu'il doit sa libération en 1994 des geôles de Ben Ali, à «l'intervention personnelle»de Nelson Mandela, président de la République de l'Afrique du Sud, venu en visite en Tunisie pour assister à l'Assemblée annuelle de l'Organisation de l'unité africaine (OUA).
La vraie fausse amitié de Mandela
Evoquant encore cet épisode, Marzouki écrivait, à la page 21 de son livre ''L'invention d'une démocratie, les leçons de l'expérience tunisienne'' (La découverte, 2013), un verbatim de 7 heures d'enregistrement réécrit par un journaliste français : «C'est alors que la réprobation internationale a joué et, surtout, que Nelson Mandela est intervenu personnellement en ma faveur [...] En 1994, alors que j'étais emprisonné, Mandela est venu en visite officielle en Tunisie. Mes camarades l'ont immédiatement alerté et il est intervenu auprès de Ben Ali. Je suis donc sorti de prison [...]»
Le 9 décembre 2013, le blog Nawaat, porte-voix soft de la contrerévolution islamiste (financé par le Georges Soros Institute), a posté un papier anonyme intitulé «Le passé, l'oubli et l'histoire se répète», dans le lequel est épinglé le refus de Marzouki d'user de son droit de grâce en faveur de Jabeur Mejri, condamné à 7 ans de prison ferme pour avoir posté sur sa page Facebook une caricature du prophète de l'islam.
On y apprend également que c'est Kadija Cherif, militante des droits humains, qui a attiré l'attention de Mandela, lors de sa visite à Tunis sur le sort de Marzouki. Pour s'en convaincre, le cliché, de piètre qualité, datée du 15 juin 1994 qui illustre ledit papier, montre Mme Cherif posant aux côtés de Nelson Mandela et de deux autres personnes que je n'ai pas réussi à identifier. Comme si l'auteur, craignant une éventuelle remise en cause de la véracité de l'information, l'a ajoutée afin de balayer la moindre doute au sujet de ses allégations.
Il y a encore quelques semaines, lors de son passage dans l'émission ''Liman Yajro' Faqat'', consacrée aux candidats du premier tour des élections présidentielles, M. Marzouki est revenu pour la énième fois sur ce refrain de l'«intervention» de Mandela. A force d'être répétée, cette antienne tout comme sa revendication du pacifisme du Mahatma Gandhi, sont devenues quelque peu écœurantes et douteuse, quand on sait que la compagnie du prédicateur extrémiste Béchir Ben Hassan, de l'agitateur Recoba et du va-t-en-guerre Abderrahmane Souguir ne lui déplaisait pas du tout.
Avec le temps, l'affaire de l'intervention de Madiba s'est transformée en un fond de commerce et en un argument électoral dont M. Marzouki use et abuse sans la moindre retenue.
Au cours de l'émission en question, il a même rajouté une couche en prétendant – le regard toujours fuyant – que c'est grâce «aux liens», excusez du peu, qu'il entretenait avec le président sud-africain qu'il doit sa libération des geôles de Ben Ali en 1994.
Mythomane et retors, le bon docteur savait parfaitement que l'association fréquente de son nom à ceux de ces deux géants de l'histoire humaine, le fait grandir aux yeux de l'opinion et surtout aux yeux des petites gens pour qui, plus qu'un symbole de sagesse et de combat, Mandela est un véritable dieu pour l'immense majorité des peuples. L'invocation de l'illustre combattant sud-africain fonctionne comme un écran servant à dissimuler son image ternie dans l'opinion et à détourner l'attention de son bilan désastreux durant les trois années passées à Carthage.
La véritable histoire d'une libération
C'est à la suite d'une cabale montée de toute pièces par le régime avec la complicité active d'un segment de la société civile que Moncef Marzouki a été chassé de la présidence de la LTDH, en février 1994, au cours d'un congrès houleux.
Immédiatement après, et sans consulter qui que ce soit, il annonce publiquement son intention de se porter candidat à la présidence de la république contre Ben Ali. Il écrit à ce dernier pour l'informer de sa décision, en lui demandant d'intercéder auprès de l'Assemblée monocolore du RCD pour lui obtenir la trentaine de parrainage de députés requise pour qu'il puisse déposer sa candidature, comme preuve de l'engagement de Ben Ali pour la concrétisation du pluralisme démocratique.
Même si, médiatiquement, le «coup» a réussi, laissant plus d'un stupéfait, il n'en reste pas moins que cette décision portait, en germe, l'inconscience, l'impréparation, l'aventurisme et l'inconstance qui deviendront plus tard les traits essentiels de la personnalité du pensionnaire de Carthage.
Marzouki n'était pas le seul à briser ce tabou qui, rappelons-le, a agi sur l'opinion à la façon d'un électrochoc. Il a été devancé par Abderrahmane El-Hani avocat, père du journaliste Zied El-Hani, qui a, lui aussi, tenté sa chance en déclarant son intention de se porter candidat. Mal lui en prit, El-Hani fut arrêté le 15 février, placé en détention pour «association illégale» et «diffusion de fausses nouvelles», spolié de ces biens et finalement interné de force sous prétexte de troubles mentaux. La famille El-Hani fut persécutée des années durant. Je puis en témoigner personnellement, car j'ai conservé précieusement les interpellations envoyées par Zied El-Hani aux organisations tunisiennes des droits de l'homme à l'étranger, où il décrivait par le menu détail le sort dramatique réservé aux siens, les tracasseries administratives et l'acharnement de la police de la dictature contre sa parentèle..
Le 20 mars 1994, jour de la proclamation du résultat du «scrutin présidentiel», a connu également l'arrestation de Boujemâa R'mili, membre d'Ettajdid (communiste), pour avoir dénoncé, dans un entretien avec le correspondant de l'Agence Reuters, les fraudes et les irrégularités relevées au cours de ces élections. Sitôt la dépêche de Reuter diffusée, le siège de l'ancien parti communiste fut totalement encerclé par la police politique. Aboyant au téléphone dans un langage ordurier, Ben Ali a intimé l'ordre, selon un témoin présent sur place, à Mohamed Harmel, réuni à l'intérieur du bâtiment avec la direction du parti, de lui livrer sans délai Boujemâa R'mili, comme condition à la levée du siège. Après moult négociations, Boujemâa s'est livré à la police le 21 mars. Arrêté, il fut placé en détention. Il passera quelques jours en prison avant d'être remis en liberté sous caution, le 26 mars, sous la pression nationale et internationale.
Moncef Marzouki fut interpellé, le 24 mars 1994, 4 jours après la victoire (le 20 mars) de Ben Ali avec un score à la soviétique de 99,91%. Présenté devant le juge d'instruction le 29, il se voit signifier l'inculpation de «diffusion de fausses nouvelles susceptibles de porter atteinte à l'ordre public et d'insulte à l'autorité judiciaire (souligné par nous NDLR). Marzouki est mis en examen en vertu des articles 49, 50, 61, 68 et 69 du Code de la presse, accusé d'avoir critiqué les autorités judiciaires dans une interview accordée à un journal espagnol – dont on ne précisait pas le titre –, Marzouki nie en bloc. Réclamée par son avocat feu Me Fadhel Ghedamsi, sa mise en liberté conditionnelle avant la tenue de son procès, a été rejetée et iI fut incarcéré et mis à l'isolement dans une cellule de la prison du 9-Avril.
A Paris, vers le début du mois d'avril 1994, j'étais approché (Place de la Sorbonne) par Mezri Haddad, opposant connu à l'époque par ses liens d'amitié avec Moncef Marzouki mais aussi avec bon nombre de dirigeants islamistes tel que Rached Ghannouchi. Il comptait également parmi ses amis politiques l'ancien directeur de la sûreté Ahmed Bennour, en disgrâce depuis le coup d'Etat de 1987, Mohamed M'zali ancien premier ministre, Ahmed Ben Salah, Ahmed Mannai et d'autre dont j'ai oublié les noms. Il venait, si ma mémoire est bonne, de quitter dans une ambiance westernienne de ''Règlement de compte à O.K Corral'', le journal ''L'Audace'' qu'il a cofondé avec Slim Bagga.
Mes rapports avec Mezri se résumaient au strict minimum. Mais ce jour là, il m'a entretenu sur le cas de Marzouki et du devoir qui nous incombait à ne pas le l'abandonner dans les griffes de Ben Ali. On a convenu d'un rendez-vous, le temps d'entrer en contact avec son avocat et d'obtenir les pièces pour la constitution d'un dossier destiné à la presse et aux Ong des droits de l'homme. Ce qui nous intéressait, en premier lieu, c'est cette fameuse interview qu'aurait accordée Moncef Marzouki à un journal espagnol, car tant qu'on ne l'a pas lu, on ne peut pas se faire une idée précise sur cette étrange affaire, Mezri Haddad s'obstinait à croire dur comme fer qu'il s'agissait tout bonnement d'un montage fabriqué par l'Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE) de triste mémoire, pour compromettre Marzouki.
Quelques jours plus tard, lors d'une nouvelle rencontre, nous avons dressé le constat que le dossier de Marzouki, dont on a pu obtenir désormais une copie, était désespérément vide, à l'exception d'une coupure de presse reproduisant l'entretien incriminé, bien réel, intitulé :
Fac-similé de l'entretien de Marzouki avec "Diario 16".
''Entretien avec Moncef Marzouki ancien candidat à la présidence : «Dans ce pays, on est torturé rien que parce qu'on exprime ses idées»'', conduit par Juan Fernández Castaño, exclusif pour ''Diario 16'', et non pour ''El Pais'' comme la majeure partie de la classe politique et des défenseurs des droits de l'homme en Tunisie continuent à croire, même vingt plus tard.
Il est à noter que Diario 16 était un titre symbole de la transition espagnole, dirigé par Pedro J. Ramírez, ce quotidien cessera de paraître en 2001 en raison de difficultés économiques.
De cet entretien de 4 questions, qu'on a pris soin de traduire, seule la réponse à la troisième question se rapportant à son «programme électoral» a été retenue contre Marzouki pour servir de base à l'accusation, reformulée juridiquement cela donnerait : «insulte à l'autorité judiciaire».
En voici la teneur :
* Quels sont les points fondamentaux de votre programme électoral ?
- C'est un programme pleinement démocratique, il prône la séparation du pouvoir judiciaire de l'appareil de l'Etat de manière à lui garantir son indépendance,(c'est nous qui soulignons, NDLR) et non comme aujourd'hui où les détentions arbitraires, les condamnations à la prison à perpétuité, en l'absence de la moindre défense pour les prévenus inculpés de complot contre la sûreté de l'Etat, se payent au prix de leur vie. Je me considère comme un homme libre. Je sais que ma vie est en danger, parce que j'exprime librement mes opinions, mais je crains plus pour ma famille [...]»(traduit par l'auteur de l'article, NDLR).
Autrement dit, l'affirmation de Moncef Marzouki qu'il «prône la séparation du pouvoir judiciaire de l'appareil de l'Etat de manière à lui garantir son indépendance» signifie qu'en n'étant pas séparé de l'Etat, la pouvoir judiciaire est par voie de conséquence à ses ordres. En conclusion, Moncef Marzouki a bien déclaré à la presse espagnole que la justice tunisienne n'est pas indépendante. Le magistrat instructeur tient entre ses mains la preuve irréfutable pour envoyer Marzouki croupir au fond d'une cellule pour cinq ans au moins.
Les rencontres entre Mezri est moi se faisaient de plus en plus fréquentes. Je savais par ailleurs que d'autres acteurs politiques agissaient dans le sens de faire pression sur Ben Ali pour libérer Marzouki. Des nouvelles inquiétantes sur l'Etat de Marzouki nous parvenaient parcimonieusement. Son état physique et mental était préoccupant. On savait qu'il a du mal à supporter le confinement. Devenu président, il le confirma lui-même quand il avoua qu'au bout de quelques semaines d'incarcération, il se mit à délirer dans sa cellule.
Feu Maitre Fadhel Ghedamsi faisait passer des messages selon lesquels Marzouki voulait quitter coûte que coûte la prison. Peu lui importait le prix. Il était prêt à toutes les propositions et à tous les arrangements, d'autant que Ben Ali, fort décontenancé par la campagne internationale qui se mettait lentement en place par Amnesty international, la presse française et espagnole en faveur de la libération de Marzouki d'El-Hani et de Khahlaoui, a exprimé son embarras à un diplomate occidental en lui confiant qu'en mettant Marzouki en prison, il s'est lui-même enfermé avec lui.
Nouvelle entrevue. Mezri m'a rapporté l'information d'après laquelle, pour sauver sa face, le régime serait prêt à relâcher Marzouki en échange d'un démenti officiel du journal qui avait publié les propos mettant en cause l'indépendance de la justice. Qu'a cela ne tienne, Mezri m'a suggéré l'idée de faire le voyage à Madrid pour négocier un rectificatif avec ''Diario 16''. J'ai accepté, mais devant son refus de me fournir l'identité du généreux financier de cette mission, j'ai du décliner l'offre en proposant de m'occuper personnellement et à partir de Paris.
Le lendemain, j'ai passé un coup de fil au responsable d'une association tunisienne pour lui demander s'il pouvait mettre à ma disposition à titre gracieux sa ligne téléphonique pour un long appel à l'international. Il a accepté de bonne grâce, non sans me mettre en en garde contre les risques encourus «en défendant un type comme Marzouki.»
Pendant que Mezri m'attendait au bistrot à côté. J'étais au siège de l'association en train d'appeler le quotidien ''Diario 16''. J'étais confiant et optimiste à la fois, car je savais que l'équipe de ce journal qui s'est distinguée par sa défense farouche des libertés tout au long des dures années du post-franquisme, saura être compréhensive. Au bout du fil une voix féminine m'a répondu, je suis dans l'incapacité à l'heure actuelle, de me souvenir de son nom. Il s'agissait probablement de la journaliste Soledad Gallego (actuellement rédactrice en chef adjointe d'''El Pais''), ou de Lola Infantes, peut-être bien. J'ai demandé à parler à l'auteur de l'entretien Juan Fernádez Castaño, on m'a répondu qu'il était absent. Alors j'ai du expliquer en long et en large à mon interlocutrice l'objet de mon appel. Tout en insistant sur les faits que quelques lignes seulement de la rédaction contribueront à la libération de Marzouki.
J'avais invoqué à la rescousse, la solidarité des démocrates du monde entier avec les résistants espagnols contre la dictature franquiste. J'avais reçu des assurances qu'une suite favorable sera donnée à mon appel.
Le 5 mai 1994, ''Diario 16'' publiait en bonne place un rectificatif en forme de démenti tel que je l'ai dicté, intitulé
"Pour défendre l'honneur Moncef Marzouki":
Fac-similé u rectificatif publié par "Diario 16".
En voici le texte traduit de l'espagnol:
Lors de l'entretien que le docteur tunisien Moncef Marzouki m'a accordé à son domicile dans la capitale tunisienne, le 21 mars dernier, une lamentable erreur s'est glissée dans la traduction de l'anglais vers le français et de ce dernier vers l'espagnol, quand je lui ai posé entre autres questions celle-ci :
* Quels sont les points fondamentaux contenus dans votre programme électoral ?
- La réponse correcte de Monsieur Marzouki fut la suivante: «Il s'agit d'un programme pleinement démocratique. Le pouvoir judiciaire, le pouvoir législatif et le gouvernement doivent fonctionner chacun indépendamment vis-à-vis de l'autre. On évitera ainsi, comme dans certains pays voisins, les placements en détention, les condamnations à perpétuité, en l'absence des droits de défense, tant dans des affaires de ''complot'' contre la sûreté de l'Etat, que dans des procès de droit commun, qui peuvent dans certains cas vous coûter la vie».
Tout au long de l'entretien, monsieur Marzouki n'a, à aucun moment, mis en en doute l'indépendance des magistrats tunisiens ni la pertinence de leur critères d'appréciation que ce soit dans des procès civils ou à caractère politique
D'où le doute qui a pu s'insinuer au travers de sa réponse retranscrite incorrectement au moment de la publication.
Juan Fernández Castaño/Madrid.
''Diario 16'', 3 mai 1994 (traduit par ABS)
Voici plus prosaïquement les circonstances dans lesquelles Moncef Marzouki a pu quitter la prison en début du mois de juillet 1994.
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