Parmi les motifs qui ont entraîné le déclenchement de la révolution il y a eu, bien sûr, la volonté de liberté, de dignité et de travail, mais parmi les moteurs du mouvement, il y a eu, indiscutablement, la volonté de réagir contre la corruption qui gangrenait le pays du haut en bas, de la corruption de la famille et de la belle-famille de Ben Ali jusqu’à la corruption de l’administration et des juges.
Ce qui permet de soutenir cette analyse c’est la façon dont le peuple s’est comporté à l’égard des biens de la famille du Président. Il y a eu des saccages et des pillages qui ont manifesté clairement le rejet de cette corruption généralisée et violente et qui n’ont touché, pour l’essentiel, à aucun autre bien.
«Petite corruption» deviendra grande
Quant à la «petite corruption», celle de l’administration à tous les niveaux, c’est bien en partie à cause d’elle que Mohamed Bouazizi s’est immolé. Or il faut bien constater que ce phénomène de corruption continue et que l’Etat n’agit pas suffisamment, quelles que soient ses déclarations contre le phénomène.
Pourtant cette lutte contre la corruption, et pour un État de droit solide, est un objectif indiscutable si l’on veut assoir le développement économique du pays et notamment celui des investissements, y compris étrangers.
Les investisseurs se méfiaient de la Tunisie à cause de la famille de Ben Ali. Il ne faudrait pas qu’ils aient le sentiment que rien n’a changé sur ce plan.
La lutte contre la corruption est en réalité une lutte pour un État de droit. Quand le droit peut ou doit s’acheter, il n’existe aucune justice et aucune sécurité juridique. Car si le citoyen n’a plus confiance dans la justice de son pays, il ne faut pas s’étonner qu’il se retourne vers la famille, le clan ou la tribu pour se «faire» justice... ou pire qu’il «rentre» dans le système de corruption par le bakchich. Et s’il n’en a pas, on fera de lui un citoyen aigri contre le pouvoir en place.
Je voudrai donner un exemple tout à fait clair qui peut facilement être vérifié par quiconque veut s’en donner la peine et dont je détiens évidemment l’ensemble des preuves ; et qui montre à la fois le maintien de pratiques de corruption et l’inaction fautive de l’Etat. Un des rôles de la presse dans une démocratie est de procéder à des enquêtes et à livrer des faits et des analyses à la population. Or elle me parait bien timide dans ce domaine.
Quand l’administration ferme les yeux
Voici les faits et d’après ce que j’ai pu lire ici ou là, ils ne sont pas isolés mais parfaitement significatifs d’une pratique qui s’est généralisée.
Dans le quartier de Mutuelleville, quartier résidentiel de Tunis, existe un règlement d’urbanisme extrêmement clair qui dispose notamment, et pour aller à l’essentiel, qu’aucune construction ne peut être édifiée si le propriétaire ne dispose d’un terrain d’une surface minimum de 400 m². Ce propriétaire doit, par ailleurs, en vertu des règles d’urbanisme, installer sa construction à certaine distance des limites de son terrain.
Comme on le voit la règle est simple et ne souffre aucune interprétation. Et pourtant, un propriétaire, résident au demeurant de manière habituelle en France, a, manquant à toute conscience civique, profité de la période troublée qui a suivie le 14 janvier pour procéder sans permis de construire et au mépris des règles précitées, à l’édification d’une construction qui est donc manifestement illégale.
L’administration municipale a été alertée par des voisins et elle a constaté elle-même l’irrégularité de la situation. La commune de Tunis en a été informée par une note sur son site internet et le Procureur de la République a été saisi.
Or rien n’a été fait pour faire interrompre ces travaux illégaux, et bien au contraire, ce qui est la preuve manifeste de la corruption, un permis a été accordé deux mois après le commencement des travaux bien qu’il soit contraire aux règles d’urbanisme.
Peut-on expliquer, en écartant l’hypothèse de la corruption de l’administration, la délivrance d’un permis aussi manifestement contraire aux règles d’urbanisme?
Peut-on expliquer que la justice, pourtant saisie d’une procédure de référé (c’est-à-dire d’urgence), n’ait pris aucune décision plus de six mois après le commencement des travaux qui vont se terminer?
Violation des valeurs de la révolution
Le cas n’est pas isolé et l’administration en est pleinement consciente puisque le ministre de l’Intérieur a pris le soin de publier un communiqué en février menaçant de sévir contre les constructions anarchiques qui défigurent le pays et défient l’Etat. Voici la circulaire du 14.02.11 telle que parue dans ‘‘La Presse’’ sous le titre ‘‘Construction anarchique et appropriation des locaux : premier avertissement du ministère de l’Intérieur’’.
«Plusieurs personnes ont profité, durant la dernière période, de la focalisation des autorités centrales, régionales et locales sur les problèmes actuels pour s’approprier des biens immobiliers et de locaux d’habitation appartenant à des privés ou à l’Etat et à ses institutions, alors que d’autres ont entamé des constructions de façon illégale et sans permis, a souligné, lundi 14 février 2011, le ministère de l’Intérieur.
Ces actes représentent une violation criante aux valeurs et aux nobles objectifs de la révolution du peuple tunisien.
Toute personne ayant commis de tels actes est appelée à évacuer le local occupé indûment, à arrêter immédiatement les travaux de construction sans permis et à démolir les constructions entamées ou déjà bâties de façon illégale.
En cas du non-respect de ces injonctions, les auteurs de ces actes seront traduits en justice, conformément aux dispositions et aux réglementations en vigueur.
Le ministère de l’Intérieur ne tolèrera quiconque qui exploite la révolution pour réaliser des intérêts et des desseins interdits par la loi qui demeure au dessus de tous dans tous les cas et dans toutes les circonstances».
Dans un article paru sur le site Kapitalis le 23 juin dernier, un représentant de l’administration prétendait que des mesures avaient été prises contre ces constructions anarchiques. Mais le communiqué n’a eu aucune suite pratique et les résolutions du ministre de l’Intérieur sont restées lettre morte!
Des associations de citoyens se sont même créées, à Sidi Bou Saïd, à la Marsa, au Belvédère et à Jerba entre autres, pour lutter contre ce phénomène des constructions anarchiques. Mais le problème demeure.
Je répète que le cas précité n’est qu’un cas parmi d’autres mais qu’il est révélateur d’un état d’esprit de l’administration qui fait beaucoup de mal au pays.
Assainissement du corps des magistrats
Quant on ajoute que certains partis n’hésitent pas à utiliser l’argent, pour s’attirer une clientèle électorale sans que, là encore, le pouvoir ne réagisse ou utilisent les mosquées comme tribune «politique» sans que la police ne bouge; on peut avoir des craintes sur l’avenir du pays.
Par ailleurs, la justice, qui normalement doit être indépendante, donne, depuis quelques temps, de très mauvais signes de corruption et de soumission au pouvoir par un grand nombre de décisions pour le moins surprenantes concernant des anciens du Rcd et des proches de l’ex-famille régnante. Des avocats et des journalistes s’en sont fait l’écho. Il est symptomatique que le bâtonnier de Tunis ait pris le soin de dénoncer la corruption de la magistrature et qu’il demande des mesures d’assainissement du corps des magistrats. Certains magistrats, eux-mêmes, souhaitent cet assainissement.
On sait que cette corruption a «gangréné» toute la société. Il fallait payer pour obtenir «son droit». Quoi d’étonnant lorsqu’au plus haut niveau de l’Etat, on a érigé la corruption en système? Quoi d’étonnant quand, dans l’enseignement, il fallait «obligatoirement» prendre des cours privés pour réussir et «payer» pour avoir un poste?
Il y a là un enjeu majeur de la révolution car la corruption est un facteur de divisions sociales (les «pauvres» ne peuvent pas «payer leurs droits») et un frein indiscutable au développement des investissements économiques.
Quelles mesures doivent être prises?
Ce ne sera pas facile puisque tout passe par une véritable «révolution civique des esprits ». Il faut, en effet, que les tunisiens refusent de se plier désormais à cette pratique du «bakchich» et qu’ils dénoncent au contraire ces pratiques de l’administration à quelque niveau que ce soit.
Partout dans le pays, la presse (quatrième pouvoir dans une vraie démocratie) devrait en faire son combat, pour dénoncer la corruption, enquêter et montrer les cas patents de dysfonctionnement. De même que la société, à travers les associations, doit veiller au respect du droit et dénoncer les dysfonctionnements de l’administration et toute injustice. L’une et l’autre feront œuvre utile et seront parfaitement dans leur rôle dans un pays démocratique.
Mais soyons conscients que cette révolution des esprits ne sera rien sans un assainissement énergique et déterminé de la magistrature. Tant qu’il existera des juges corrompus, il ne pourra y avoir d’Etat de droit. Et sans état de droit, l’injustice contre laquelle le peuple s’est révolté, demeurera.
Une Commission permanente contre la corruption
Ce travail sur la magistrature et sur soi est indispensable car les Tunisiens n’accepteront pas longtemps ces dérives. Dès le début de la révolution, une Commission a été créée pour examiner les faits de corruption. Cette commission instruit les dossiers et c’est la justice qui est ensuite saisie. L’opinion publique a reproché à cette commission de travailler dans l’opacité et de ne pas informer suffisamment. Le gouvernement va promulguer un décret-loi qui crée une Commission permanente contre la corruption (Cpcc). Cela va dans le bon sens, à condition que cette Commission, à la différence de la précédente, travaille dans la clarté et la transparence. Nous sommes sur une question qui exige la transparence pour avoir valeur pédagogique.
Si les Tunisiens n’ont plus voulu de l’ancien régime, c’est parce qu’il a instauré et généralisé la corruption et le bakchich dans tous les rouages de l’Etat, l’exemple venant du chef de l’Etat lui même et de ses proches.
Ce dont ils ne veulent plus. Le 10 août, il y a eu une manifestation pour la justice.
* Vétérinaire.