Loin des tractations pour le partage du pouvoir, les syndicalistes et militants de la société civile ont de bonnes raisons de fustiger la continuelle injustice subie par la population du bassin minier de Gafsa de la part du gouvernement.
Par Abderrazak Lejri*
Les députés du parti islamiste Ennahdha ont voté en bloc contre l'inclusion des martyrs et blessés de Redeyef dans le décret-loi N° 97 – qui, soit dit en passant, a été établi par Fouad Mebazaâ, président par défaut après la chute du dictateur – relatif aux martyrs de la révolution (limitant la période de début au 17 décembre 2010, date de l'auto-immolation par le feu de Mohamed Bouazizi), sous le fallacieux prétexte qu'ils seront concernés par les dispositions ultérieures de la justice transitionnelle. C'est là, on l'a compris, une mascarade vénale pour indemniser en premier lieu les islamistes.
Manifestation de femmes pour l'emploi dans le bassin de Gafsa en 2008.
Comme l'a signalé Adnene Hajji, leader syndical de Redeyef lors de la marche qui eut lieu le 31 décembre à Gafsa, la révolution du 17 décembre 2010-14 janvier 2011 n'aurait jamais pu advenir si l'enchainement des mouvements protestataires déclenchés le 5 janvier 2008 à Redeyef – qui sera commémoré ce samedi – n'avaient pas gagné, par effet de contagion, Feriana, dans le gouvernorat de Kasserine, pour aboutir in fine à Sidi Bouzid puis s'étendre à tout le pays.
Ce n'est donc pas un caprice corporatiste et régionaliste mais une question de principe non négociable de reconnaissance devant l'Histoire surtout après les promesses non tenues du ministre des Affaires sociales, du gouverneur de la région et d'autres députés.
Au-delà des compensations exigibles et attendues, les citoyens de Redeyef se soulèvent encore aujourd'hui pour la symbolique de leur exclusion de la reconnaissance en tant que principaux contributeurs à l'avènement d'une révolution qu'ils étaient les premiers à initier quand d'autres se terraient comme des rats ou négociaient une trêve ou un compromis avec le dictateur Ben Ali à l'occasion de la campagne électorale de 2009 (c'est à Redeyef, faut-il le rappeler, que les panneaux électoraux Ben Ali 2009 ont été déchirés et remplacés par «Ben Ali 2080» ou «Ben Ali 2500»)
Révolte des mères, épouses et soeurs des prisonniers du soulèvement de Redeyef en 2008.
Il est anecdotique de rappeler au passage que la région de Redeyef a été une des rares à contester le changement de 1987 amenant Ben Ali au pouvoir le désignant pour ce qu'il était: un coup d'Etat !
Répression du soulèvement à Redeyef en 2008
Certains députés de l'Assemblée nationale constituante (Anc) doivent relire l'histoire pour découvrir comment en six mois de blocus, depuis janvier 2008, toute la ville de Redeyef a subi une féroce répression de la police de Ben Ali et de l'armée quand des milliers d'éléments de force de l'ordre précédés par des blindés et aidés des milices du Rcd, parti du président déchu, ont procédé à un ratissage guerrier en recourant à des arrestations violentes et musclées sans autre forme de procès, à des brutalités au sein même des foyers, à des enlèvements, à des tabassages en règle et jusqu'aux tirs à balle réelle faisant plusieurs victimes, le tout se traduisant par plus de 300 procès.
Il faut mentionner que les premières motivations de ces soulèvements étaient de dénoncer les pratiques de corruption lors de l'embauche à la
Le militant syndicaliste Adnene Hajji, l'un des leaders du mouvement de révolte de 2008 à Redeyef.
Compagnie des phosphates de Gafsa (Cpg) et clamaient tout haut dans uns silence assourdissant des médias nationaux dont les officiels d'entre eux, les revendications de justice sociale, de droit au travail et à la dignité, ceux-là mêmes qui ont été mis en avant dès le 14 janvier 2011.
En ce temps là, à part les dénonciations par les militants de la société civile, la Ligue tunisienne des droits de l'homme (Ltdh), le Comité pour le respect des libertés et des droits de l'homme en Tunisie (Crldht), les évènements sont restés confidentiels, n'auraient été les relais internationaux tel que le Comité de soutien aux habitants du bassin minier de Gafsa (Cspbm-Paris).
Durant six mois, en catimini, la répression était si féroce que certains habitants étaient obligés, comme le faisaient leurs ancêtres les fellagas, de se réfugier dans les montagnes limitrophes allant jusqu'à la désertion groupée pour casser l'encerclement étouffant après avoir épuisé toutes les formes de lutte: grève de la faim, grève générale, sit-in, etc.
A Gafsa, le 9 septembre 2012, les manifestants exigent leur part des recettes de phosphates, principale ressource de la région.
La punition collective d'une région potentiellement riche
Il est inscrit dans l'histoire que la région, qui a fourni à la Tunisie d'authentiques résistants lors de l'occupation Française tels Lazhar Cheraïti ou Abdelaziz El Akremi, martyr du soulèvement de 1962 (qui sera inhumé au carré des martyrs à Gsar Gafsa ce dimanche 6 janvier), doit continuer la nécessaire lutte contre l'injustice face au pouvoir central.
Le baume qu'a représenté l'embauche des jeunes diplômés chômeurs au sein de la Cpg ne présente qu'une régularisation des départs à la retraite datés de 2007, qui sont d'ailleurs à l'origine des soulèvements de 2008, n'a pas dévié les citoyens de tout le bassin minier de leur revendication principale, à savoir qu'au moins 20% des revenus du phosphate soient investis dans la région, comme s'y est engagé le président Marzouki dans un meeting à Gafsa où il a rappelé l'exemple similaire de l'effort consenti par l'Office chérifien du phosphate au Maroc .
Dans cette région qui est un véritable «scandale géologique», d'éminents spécialistes ont mis en exergue les immenses richesses minérales et substances utiles du sol et sous-sol en argiles rares, silices nobles et pierres marbrières. C'était lors de la journée du 5 juin 2012, organisée à l'invitation du président Marzouki et en sa présence, quand les élus et cadres de la région ont débattu de la «valorisation des richesses naturelles de Gafsa» en présence d'une brochette de ministres dont le ministre de l'industrie Lamine Chakhari.
A cette occasion, le gouverneur nahdhaoui avait annoncé solennellement devant l'assistance que l'étude du projet de cimenterie d'El Guettar Gafsa était bouclée et que le début des travaux ne saurait excéder 2 à 3 mois, promesse non encore tenue à ce jour.
Le détournement du projet de cimenterie de El Guettar Gafsa
La genèse du projet initial remonte pourtant à 1973, ce dernier ayant été repris par les Américains en 1992 puis en 2003 par une nébuleuse espagnole du nom d'Aricam sous l'impulsion d'un ingénieur géologue Tunisien de la Cpg ayant exercé à Redeyef de 1998 à 2003.
Le projet avait été remis sur le tapis en 2006 lors de la création de Carthage Cement quand des hommes d'affaires véreux avec la complicité de Belhassen Trabelsi, gendre du président déchu, vont monter une société fictive pour en céder les parts à prix d'or aux Espagnols.
Depuis 2009, un consortium hispano-portugais avec des associés tunisiens nommé Garca Capital reprennent le projet sous le nom de Ciment de la Méditerranée Gafsa avec des attributs qui en font une unité de taille: capital 400 millions de dinars, production 100.000 tonnes dont 30% sont destinés à l'export, avec à la clé 2000 emplois et des procédés écologiques.
Les citoyens de la région viennent de dénoncer les élucubrations empêtrées du ministre de l'Industrie pour justifier le détournement du projet de Cimenterie d'El Guettar Gafsa (qui nous rappelle la polémique au sujet du gaz de schiste) par un trio de ministres de la troïka en faveur d'un projet similaire à Médenine monté par le neveu d'un membre du gouvernement.
Voilà comment les islamistes – supposés propres sur eux et craignant Dieu – usent d'un pouvoir transitoire pour faire feu de tout bois dans une posture qui n'a d'égal que la cupidité gloutonne des Trabelsi.
Depuis début 2011 et jusqu' à nos jours, les citoyens d'El Guettar-Gafsa ne cessent de dénoncer ces dérives face à un gouvernement autiste dont certains membres, affairistes véreux, veulent faire main basse sur les richesses du pays en une seule mandature battant le record des Ben Ali-Trabelsi en 23 ans de pouvoir.
Les facteurs favorisant d'autres soulèvements
Deux ans après le déclenchement de la révolution, si dans de rares secteurs ou contrées, des signes d'apaisement commencent à être perceptibles, il n'en est pas de même dans cette région où règne un véritable climat d'insurrection et de désobéissance civile, où tous les indicateurs et acquis ont régressé, la pollution devient intolérable, la sous-traitance est revenue avec des prête-noms dans le domaine du transport du phosphate par camion, où la problématique de l'eau fait peser de sérieuses menaces imminentes sur l'oasis et où la population ne comprend pas qu'on puisse annuler une ligne aérienne opérationnelle depuis 1968.
Loin des tractations politiciennes en cours pour le partage du pouvoir, le syndicaliste Adnane Hajji dans sa coutumière diatribe anti-Ennahdha à l'occasion de la grève générale de jeudi 3 janvier à Redeyef a fustigé la continuelle injustice que subit la population de la région de la part d'un gouvernement dont il a souligné la duplicité, l'incurie et l'échec.
Hamma Hammami du Front populaire le rappellera certainement lors du meeting qui aura lieu à Gafsa le 6 janvier: aucun projet ultralibéral à base spéculative ne pourra passer, ni celui d'Ennahdha ni celui de Nida Tounès, mouvement créé par l'ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi, qui tous les deux n'ont qu'un objectif unique et identique : faire main basse sur la machine Rcd, notamment ses bases locales, pour gagner les prochaines élections!
* Citoyen de Gafsa.
Source: Blog de l'auteur.