Aujourd’hui, les 3/4 des impôts directs, sont prélevés par le système de la retenue à la source, qui frappe essentiellement les salaires, ce qui constitue une distorsion et une injustice du système fiscal tunisien.
Ce constat a été fait par Moez El Elj, enseignant à l’Institut supérieur de gestion de Tunis et chercheur au Laboratoire d’économie et de gestion industrielle à l’Ecole polytechnique de Tunisie. «En somme, ce sont les salariés dont le revenu est soumis à la retenue à la source, ainsi que les entreprises soumises au régime réel qui supportent l’essentiel de la charge fiscale au titre des impôts directs», conclut le chercheur.
M. El Elj est l’auteur d’une note de synthèse, traitant du thème «Concurrence déloyale et fiscalité : des freins à l’investissement et à la compétitivité de l’entreprise tunisienne», élaborée dans le cadre d’un projet de Livre blanc devant être publié par un cercle de chercheurs et d’universitaires tunisiens, qui ont lancé l’initiative «Idees».
Le chercheur a relevé qu’en Tunisie, «l’économie repose principalement, sur une nébuleuse de micro-entreprises implantées, essentiellement, sur le littoral est», en ajoutant que «près de 98% de ces entreprises comptent moins de 10 employés et seules 0,3% des entreprises comptent plus de 100 employés». De même, «près de 87% des entreprises sont des entreprises unipersonnelles».
Selon lui, cette explosion du nombre d’entreprises de très petite taille, s’explique, en partie, par la législation fiscale qui encourage la constitution d’entreprises de type «personne physique», éligibles aux avantages fiscaux (régime forfaitaire).
Concurrence déloyale et contrefaçon
Se penchant sur les principales contraintes au développement des Pme et Tpe (très petite entreprises), M. El Elj a fait cinq constats, dont le premier concerne la concurrence déloyale exercée par le marché parallèle, l’évasion fiscale, la non-contribution à la sécurité sociale, la contrefaçon et les pratiques anticoncurrentielles.
Pour ce qui est du secteur informel, résultant des flux migratoires internes, il englobe toutes les activités non organisées, à emploi précaire, et qui échappent au contrôle des administrations fiscales, commerciales et sociales. Ce dernier s’est propagé, au cours des vingt dernières années, dans les circuits de distribution, jusqu’au consommateur final. L’informel a même touché les circuits qui s’approvisionnent en produits importés, favorisant, ainsi, la fraude fiscale.
D’ailleurs, a-t-il ajouté, pour se maintenir sur le marché et éviter la faillite, «un certain nombre d’entreprises se trouvent dans l’obligation soit de migrer vers l’informel, soit de se convertir simplement en clientèle des entreprises du secteur informel», relevant que «l’ampleur du phénomène a conduit l’Etat à la tolérance voire à la résignation».
Injustice, complexité et lourdeur du système fiscal
Le deuxième constat avancé par M. El Elj, concerne «l’injustice, la complexité et la lourdeur du système fiscal», qui représentent une contrainte sérieuse à la compétitivité de l’entreprise. Dans ce cadre, il a mentionné que «les entreprises soumises au régime forfaitaire d’imposition, qui ne contribuent que très faiblement à l’effort fiscal du pays, ne supportent pratiquement pas de charges sociales, ne sont pas assujetties à la Tva et sont dispensées de la tenue d’une comptabilité».
Ce régime forfaitaire, qui est une véritable « échappatoire à la fiscalité réelle», a attiré, selon l’universitaire, de façon spectaculaire «un nombre de plus en plus important de contribuables», dont «un grand pourcentage de faux forfaitaires (ceux qui devraient être soumis au régime réel)».
Ces distorsions ont engendré une explosion du nombre des forfaitaires, passant de 140.000 en 1989, à plus de 375.000 en 2010 (61% des contribuables), qui présentent une contribution dérisoire au titre de l’impôt sur le revenu.
D’après le document, «en 2004, les forfaitaires qui représentent près de 80% des contribuables, ne participent qu’à hauteur de 2% à l’impôt sur le revenu.»
L’impôt ponctionné au niveau du régime forfaitaire est de loin très faible, par rapport à l’impôt moyen prélevé sur les salaires. Cette différence de contribution entre les deux régimes trouve son explication dans le recours à la pratique de la fraude systématique, grâce à des ventes sans factures.
L’analyse de la structure des recettes fiscales en Tunisie, montre «un accroissement de la part des impôts directs, au détriment de l’impôt indirect qui s’explique en partie par la baisse de la part des droits de douane due aux démantèlements tarifaires».
Cette baisse de la part des impôts indirects pourrait s’expliquer, aussi, par la contribution relativement faible des assujettis à la Tva, dont la part est restée relativement stable en Tunisie, ces dix dernières années. Ceci s’explique, en partie, par le développement spectaculaire du secteur informel, des activités des forfaitaires (non assujettis à la Tva) ainsi que de certaines activités spécifiques exonérées de la Tva, comme l’agriculture, la pêche, le commerce de détail...
Taux de l’IS contraignant pour la Pme
Le 3ème constat, qui ressort de ce document, concerne le taux de l’impôt sur les sociétés (IS, 30%) qui demeure assez élevé et peu compétitif par rapport aux taux de l’IS adoptés dans la majorité des systèmes fiscaux, notamment, par nos concurrents de l’Europe centrale et de l’Est. En France, au Royaume Uni et au Portugal, les taux institués au profit des Pme sont respectivement de 15%, 10% et 20%.
Le 4ème constat de M. El Elj concerne les ponctions fiscales qui étouffent la trésorerie de l’entreprise, et, par conséquent, sa compétitivité. «Outre les divers prélèvements fiscaux et parafiscaux estimés à 30% du Pib, l’entreprise est soumise à un certain nombre d’obligations fiscales (Tva, retenue à la source, acomptes provisionnels et avances, outre la restitution du crédit d’impôt) qui affectent, considérablement, sa trésorerie» explique le chercheur.
Le 5ème constat porte sur les «allégements fiscaux discriminants sans aucune évaluation et aucune étude d’impact». D’après le chercheur «la nouvelle politique fiscale devrait mettre en place un système de suivi et d’évaluation périodique des privilèges fiscaux et de leur impact sur la croissance, la compétitivité et l’emploi». Il explique que, dans un contexte de climat d’affaires contraignant, les incitations fiscales pourraient «être neutralisées par les anticipations méfiantes de l’entrepreneur», et elles peuvent attirer «certains investisseurs opportunistes, sans pour autant réussir à développer efficacement, l’activité en question».
Recommandations et pistes de réformes
M. El Elj propose de lancer une série de réformes dont l’organisation d’une consultation nationale sur la mise en place d’un Small Business Act à la Tunisienne, qui vise à créer un environnement dans lequel l’esprit d’entreprise est récompensé, à instaurer un régime fiscal à taux réduit pour les Pme/Tpe, ainsi qu’à assurer la réactivité de l’administration aux besoins des Pme et Tpe.
Le Small Business Act s’attellera, aussi, à faciliter la participation des Pme/Tpe à la commande publique ainsi que leur accès à des financements appropriés. Il ciblera, également, la promotion des qualifications au sein des Pme et des Pmi, l’encouragement de l’off-shoring en réduisant les contraintes à l’internationalisation et l’impulsion de l’innovation.
Le chercheur suggère également de réduire les distorsions fiscales causées par le régime forfaitaire et le secteur informel, à travers la limitation, à l’extrême, du régime forfaitaire aux seuls petits exploitants exerçant dans certaines zones et quartiers populaires, la mise en place d’un dispositif bien rodé pour traquer les faux forfaitaires, et l’encadrement du secteur informel, via la création d’un Régime de forfait fiscal symbolique (Ffs) et la prise en charge par l’Etat d’une partie des dépenses d’aménagement des zones destinées à accueillir les commerçants exerçant dans l’informel.
«Ces réformes permettront d’augmenter les recettes de l’Etat (IS et Tva), de créer des emplois dans le secteur de services juridiques et de comptabilité, ainsi que dans l’administration fiscale», a-t-il indiqué.
M. El Elj a relevé qu’actuellement, le nombre de forfaitaires s’élève à 375.476 contribuables, qui payent moins de 50 dinars par an au titre de l’impôt sur le revenu. «Si on passe de 50 à 150 dinars/an de contribution par forfaitaire, nous aurons dans les caisses de l’Etat, 37,546 millions de dinars supplémentaires».
Finalement, il a proposé de mettre en place un régime fiscal propre aux Pme et Tpe et d’alléger les autres ponctions fiscales qui étouffent la trésorerie de l’entreprise.
Source : Tap.