Tunisie France incident diplomatique

Le soi-disant incident diplomatique entre Paris et Tunis n'avait pas lieu d'être. Les propos reprochés à Manuel Valls, beaucoup de Tunisiens, dont l'auteur de ces lignes, les tiennent souvent. Vidéo de l'interview de Manuel Valls. 

Par Moncef Dhambri

La semaine dernière, le torchon aurait brûlé entre Tunis et Paris. Manuel Valls, le ministre français de l'Intérieur, connu pour son franc-parler tranchant, a froissé les susceptibilités de nombreux tunisiens, et particulièrement les Nahdhaouies, en exprimant en des mots clairs et nets le fond de la pensée de la classe politique française, du moins de la majorité gouvernementale.

Chokri Belaïd : l'assassinat d'un démocrate

Invité d'une émission matinale sur Europe 1, jeudi dernier, M. Valls a dit certaines vérités, les siennes certainement et celles de ses amis socialistes (le maire de Paris, Bertrand Delanoë, par exemple), sur l'état de la transition démocratique en Tunisie, réagissant à chaud, exactement vingt-quatre heures après l'assassinat de Chokri Belaïd.

Dans cette interview où il répondait aux questions de Jean-Pierre Elkabbach, un vieux briscard du journalisme en France, a dit tout haut ce que nos amis français – et nous en avons beaucoup, et notre Révolution en compte plusieurs centaines de milliers, sinon des millions – pensent tout bas.

Pour résumer, les déclarations de M. Valls sur la Tunisie, qui durent trois minutes, disent la condamnation française de l'assassinat de Chokri Belaïd, que le ministre de l'Intérieur français décrit comme «démocrate», et rappellent l'engagement de la France à «soutenir les démocrates (en Tunisie) pour que les valeurs de la Révolution du jasmin ne soient pas trahies».

Jusqu'ici, il n'y a rien de surprenant: demandez l'avis du Tunisien moyen et il vous répondra que, depuis le verdict constitutionnel du 23 octobre 2011, nous n'avons eu de cesse de dénoncer la confiscation, la dénaturation et les dérapages de notre Révolution confiée au (mauvais) soin de la «troïka», d'Ennahdha & Co. Nous avons été accusés de saboteurs, de fauteurs de trouble, de rabat-joie, de mauvais perdants (les «zéro-virgule-quelque-chose»). Bref, nous étions, à chaque fois, montrés du doigt et traités de trouble-fête.

Au tout début, la France, les Etats-Unis et les autres amis de la Révolution du 14 janvier ne disaient rien qui pouvait encourir l'ire des Nahdhaouis. Tout, à l'époque, pouvait se laisser accepter: quelques petites gaucheries çà et là pouvaient passer inaperçues, pouvaient être mises sur le compte du nouvel apprentissage... A titre d'exemple, les Français ont poussé la naïveté jusqu'à ouvrir les portes de leur Assemblée nationale pour écouter, voire applaudir, les sornettes de notre «président sans prérogatives» plaidant la cause de «l'islamisme modéré» d'Ennahdha.

Pour rappel aussi, souvenons-nous de cette foule d'hommes politiques français qui ont accouru nous féliciter (les Hollande, Besancenot, Delanoë, Mélenchon, et tant d'autres, mais j'en oublierai certainement) pour l'exemplarité de notre révolution.
Allons-nous vivre en vase clos, à la nord-coréenne?

Ce soutien, sans nul doute, sert les intérêts de la France. Nous ne le contesterons jamais. D'ailleurs, peut-il en être autrement? Mais il y a une part de sincérité que l'on ne peut négliger.

Disons, tout simplement, que les socialistes français n'ont rien des Sarkozy et Alliot-Marie. Nous partageons avec eux certains principes universels, modernisme et progressisme, qui ne sont pas nécessairement du goût des Nahdhaouis.

Nous avons, certes, notre spécificité, notre identité, nos traditions et notre Révolution qu'il importe peu que les autres, frères ou amis, partagent avec nous ou désapprouvent. Et nous devons aussi avoir en commun avec nos voisins proches des dénominateurs qui poseront les passerelles indispensables à nos différents commerces avec le monde extérieur. Sans ces ponts, nous vivrons en vase clos, à la nord-coréenne, ou que sais-je encore?

J'entends jusque chez moi fuser les critiques de ceux qui accusent le bon sens moderniste de «francophile», de «suiviste» et de «colonisé».

Je me permets de rappeler aux «traditionnalistes rétrogrades» – cette expression est un emprunt – que la France est la banlieue de la Tunisie, que Paris est à deux courtes heures de notre capitale...

Je me permets de puiser chez nos amis français ce qui me plaît et je les laisse se «débrouiller» avec le reste. Sans oublier, un seul instant, de défendre bec et ongles nos sœurs et frères expatriés vivant en France!

M. Valls a conclu son évaluation de ce qui se passe aujourd'hui en Tunisie en disant: «Nous devons bien prendre conscience des dégâts du despotisme, de cet islamisme qui, aujourd'hui, par l'obscurantisme, nie les valeurs et cherche à enfermer notamment les femmes tunisiennes dans un voile (...) Il y a un fascisme islamique qui monte un peu partout, mais cet obscurantisme doit être évidemment condamné puisqu'on nie cette démocratie pour laquelle les peuples libyens, tunisiens, égyptiens se sont battus».

Excusez, chers lecteurs, la longueur de cette citation, mais c'est la partie de la déclaration du ministre français de l'Intérieur qui a fait ruer les Nahdhaouis dans les brancards. Manuel Valls parle de «despotisme... obscurantisme... (et) fascisme islamique qui monte». Les Nahdhaouis s'y sont reconnus (ils se sont mouchés !). Cela n'est pas de la faute des socialistes français: s'il y a ressemblance, elle n'est peut-être que «fortuite»...

Une Tunisie à mille lieux du dessein nahdhaoui

Personnellement, je ne me reconnais pas dans cette description de M. Valls.

Personnellement, je reconnais avoir utilisé moi-même dans mes articles pareils substantifs en évoquant la situation en Tunisie, au lendemain des élections de la Constituante. Et pour une raison bien simple: parce j'aime la Tunisie et parce ma vision de son avenir est à mille lieux du dessein nahdhaoui.

Je n'y peux rien, ou peu: je n'irai jamais chercher inspiration auprès des Qataris, de leur wahhabisme, leur jihadisme, leur Al-Jazira ou autre produits malsains cachés sous leurs turbans et leurs «qamis». Ils sont bien là où ils sont, à plus de quatre milles kilomètres et plus de cinq heures de vol de la Tunisie.

Je préfère me tourner vers les démocraties voisines qui ont fait leur preuve. La Révolution française est un exemple. Les monarchies proche-orientales ne m'attireront jamais: leur islam n'est pas le mien; leur modèle social, politique et culturel est loin de ressembler à celui que nous souhaitons offrir à nos enfants. Et de leurs pétrodollars, je n'en veux pas. Non, merci! Je veux garder ma «tunisianité» et ma fierté d'être tunisien toutes libres et intactes.

Je veux garder également le bon sens et le discernement qui me permettront toujours de ne pas tomber dans le piège nahdhaoui qui consiste à organiser une petite manif où quelques fantassins disciples de Rached Ghannouchi et leurs frères salafistes ont confondu – peut-être, pour certains, sans le savoir – slogans anti-français et hommage au policier Lotfi Ezzar.

J'ai toutes les raisons du monde de m'opposer à Ennahdha: ses Ghannouchi, Jebali, Lârayedh, Dilou et consorts ont perdu le nord et n'ont d'yeux que pour le monarchisme moyen-oriental.

Vidéo de l'interview de Manuel Valls.