11 janvier 2011, Moubarak a rejoint Ben Ali. Non pas dans la tombe, malgré leur grand âge, mais dans le groupe infamant des dictateurs déchus, chassés par leur peuple, rattrapés par leurs abus et leur mégalomanie.
Deux départs ahurissants, complètement ratés, illustrant magnifiquement à quel point ces vieux présidents sur le retour étaient déconnectés de la réalité, du monde, de leur époque, de leur peuple.
Le pouvoir corrompt, ces deux-là nous l’ont bien prouvé, mais il rend aussi aveugle et sourd. Il enferme apparemment ceux qui le possèdent, et ceux qui les entourent, dans une bulle psychédélique, où tout doit être différent; l’air doit y être poisseux ou gluant, les poules y ont sûrement quelques dents, il y pleut peut-être des poissons comme dans les bouquins de Murakami. Le ciel doit y être jaune citron, les mers rose bonbon, les mouettes vert bouteille. Une preuve? Leurs dernières déclarations…
«Complètement-à-côté-de-la-plaque»
Le 13 janvier, au mépris de toute évidence, et refusant d’admettre sa chute qui lui pendait pourtant au nez, Ben Ali a tenu un discours surréaliste, auquel n’ont cru que ses amis les sourds, les aveugles, les définitivement «has-been», les «complètement-à-côté-de-la-plaque».
Rebelote le 10 février, quand Moubarak-le-père-de-la-Nation a pris de court et stupéfié le monde entier, en rappelant à quel point sa vie n’avait été qu’un immense sacrifice, et campant résolument sur ses positions: je reste, je dois vous sauver du chaos, vous mes enfants, vous si faibles, si aveuglés, si ingrats, vous à qui j’ai tout donné. Un peu à la façon de Marie-Antoinette: «Ils n’ont plus de pain? Ils n’ont qu’à manger de la brioche!»
Le 10 février, donc, discours fascinant, insoutenable et passablement ennuyeux passée la première prise de conscience horrifiée: «Il reste !!!????!!!!». Franchement, si on n’avait pas pour principe de base de zapper à la fois ‘‘Le nain’’ et TF1, on serait presque allés s’assoupir devant ‘‘Parole de Français’’ de notre ami Sarko. Sans même trop se désespérer, puisque lui au moins (et ce n’est pas parce qu’il est meilleur qu’un autre), il restera jusqu’à ce que le peuple lui dise de partir, pas une minute de plus… Qu’est-ce qu’il attend, d’ailleurs, ce brave peuple, pour dégager par leurs votes tous les grossiers, les Sarko, les Berlu, les Bush (ah non, ça c’est déjà fait… ouf !). Mais je m’égare, je rêve éveillée … même si un voyage dans la psyché de tous ces guignols serait sans doute une expérience fascinante, trépidante, digne d’un vertigineux roman de Jules Verne.
Chaque seconde est une seconde de trop
Alors dans le monde fantastique des despotes, apparemment, les mots «Je pars» ne parviennent pas à franchir la barrière des lèvres, ni sans-doute à se frayer un chemin jusqu’aux cellules pensantes du cerveau. Perdre le pouvoir, c’est mourir, c’est disparaître, c’est inimaginable pour un dictateur, ça dépasse l’entendement. Jusqu’où bout, alors que les valises sont déjà prêtes et que tous les membres de la famille sont sur les starting-blocks, voire déjà envolés, le dictateur a semblé englué sur son siège doré. Trois petites années pour l’un, neuf misérables mois pour l’autre, allez, soyez sympas, laissez-nous un peu le temps de réaliser, ne soyez pas ingrats, quand même, vous nous devez tant! Eh oui, ils osent, et en plus ils trouvent ça normal.
Mais c’est oublier un détail: le despote, quand il tombe, n’est pas censé assurer la transition. Il est chassé, on le juge, on lui coupe la tête. Quand les dés sont jetés, chaque seconde est une seconde de trop. L’humiliation du despote est totale, impossible de sauver la face, de partir en beauté en prenant tout son temps. Dehors, un point c’est tout. Ouste! Du balai!
Pour Ben Ali, qui a choisi la fuite, le plus lâche des départs, il ne pouvait faire autrement que de tenter le tout pour le tout. On ne sait jamais, ça ne coûte rien d’essayer, ça passe ou ça casse. Mais Moubarak, lui, qui voulait finir sa vie dans son pays, n’aurait-il pas mieux fait de donner une bonne fois pour toutes à la foule ce qu’elle attendait, ce qu’elle était sûre d’obtenir, ce qu’elle ne pouvait pas imaginer se voir refuser?
On ne lui demandait même pas de faire un mea culpa, on n’est pas complètement inconscients, nous, on a les pieds sur terre, on la cerne vite, sa façon de penser. Une vraie momie, ma bonne dame: discernement «0», sénilité crasse, mégalomanie et cupidité. La totale, quoi.
«Tyrannies», Saison 3
Mais bon, maintenant que ces deux bonnes choses sont faites et que les carottes sont cuites (et non pas qu’«les Cairotes sont qu’huit », comme je l’ai lu très récemment, puisqu’ils étaient vraiment très nombreux), on verra comment s’en sortiront les autres. Même s’il y a peu de chances qu’ils fonctionnent différemment de nos deux clones (nos deux clowns?), ils tireront peut-être quelques leçons de l’histoire récente et sortiront un peu la tête de leur bulle. Feront-ils un tout petit effort? Admettront-ils in extremis que la roue a tourné, que leur temps est terminé, que leur pays ne veut plus d’eux (en admettant d’ailleurs qu’ils en aient voulu un jour)? Prendront-ils eux-mêmes congé du peuple, lui accorderont-ils sa liberté, passeront-ils la main, tireront-ils leur révérence? Rien n’est moins sûr, car tout cela supposerait une certaine dose de discernement, de courage, et par-dessus tout un infime soupçon d’humilité. Autant de qualités inconnues sur la Planète Despotes…
Ne manquez pas la Saison 3 de «Tyrannies», une plongée dans la délirante psyché des dictateurs à l’heure de leur chute. Une fascinante épopée du XXIe siècle, pour mieux comprendre l’humain et ses méandres. MAGISTRAL!