Comment intégrer le faible nombre d’inscrits? A quelle remise en question se  soumettre, si ce taux imprévu se confirmait et qui va à l’encontre de tous les auto-satisfecit que la Tunisie s’est décernée?
Par Rafik Mzali*


Comment pourrait-on interpréter ce manque d’intérêt, alors qu’on croyait que les Tunisiens allaient se ruer pour exercer pour la première fois ce droit dont ils ont été privés pendant 50 ans?! Qui est la véritable Tunisie? Celle qui dit «obéis à celui qui te donne du travail», «embrasse la gueule du chien jusqu’à ce que tu obtiennes ce que tu veux» ou celle qui crie «Liberté!» «Dignité!»?
En début de la semaine écoulée, on était à 2% d’inscrits ; en fin de semaine, on devrait être à 5% peut-être.
Bien que ce soit meilleur que les 99% à vomir d’antan, les chiffres actuels donnent à réfléchir. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées...

Restons optimistes !
L’optimisme est de rigueur, rien de grave, il ne faut pas s’inquiéter, ça va s’arranger avec le temps. Pour me rassurer, j’ai cherché sur le Net une courbe décrivant le nombre d’inscrit par jour, dans les élections d'autres pays, dans l’espoir de constater une ascension croissante des inscrits au fur et à mesure que la date de clôture approche pour pouvoir l’extrapoler à la Tunisie; malheureusement je n’ai rien trouvé et je suis resté sur ma faim.

Le flou des enjeux
Il paraitrait aussi que les gens vont voter surtout lorsqu’il y a un enjeu clair à défendre; et là, peut être, que 100 partis et donc 100 programmes ont donné le tournis aux Tunisiens, rien qu’à voir à la télévision, l’air perdu des passants chaque fois qu’on leur posait des questions sur les partis et leurs leaders. Comme s’il aurait été préférable qu’il n’y ait que deux ou trois candidats crédibles avec chacun un programme. Une chose est sûre c’est que nos politiques actuels n’ont pas su se vendre, n’ont pas su se faire entendre, n’ont pas su faire rêver; pourtant, dans les discours de leurs illustres prédécesseurs d’après l’indépendance, il y avait vraiment où trouver inspiration: quelques messages clairs, simples et profonds, à faire parvenir à chaque localité, chaque demeure, chaque tunisien !

Deux Tunisies
Une autre hypothèse qui fait mal celle-là: la participation restera faible car un fossé énorme existe entre deux types de Tunisiens: ceux plutôt politisés, informés au jour le jour, férus des réseaux sociaux, participant aux manifestations, sensibles aux droits de l’homme et qui vont bien sûr s’inscrire… et ceux plutôt «économisés» , installés dans une logique de survie, qui n’ont ni le temps ni la crédulité pour s’attarder sur un programme théorique d’un parti, ou la garde à vue d’un opposant ou la censure d’un 404, et qui ne pensent qu’à ce qui pourrait améliorer leur situation matérielle. Pour eux, voter signifie peu de choses, l’important c’est d’assurer leur fin de mois ou que leur «douleb» (machine) tourne.
Les notions de séparation de l’exécutif avec le législatif, de contre-pouvoirs, de démocratie, d’alternance, de droits universels de l’homme, ne seraient-elles que le souci d’une minorité qui se croyait la majorité. Après tout, qui pendant le règne de Zaba s’est insurgé contre les tortures, la censure des journaux, l’irrespect des droits de l’homme sinon justement quelques initiés? La révolution n’a-t-elle pas eu lieu que lorsque les Trabelsi ont exagéré leur mainmise sur les circuits économiques et pas du tout lorsque Taoufik Ben Brik ou Radhia Nasraoui ont défié le dictateur? Ennahdha n’a-t-il pas trop bien compris cela et ne base-t-il pas sa stratégie sur cette corde sensible qui est le souci matériel alors que d’autres partis agitent des slogans théoriques avec leur impression de déjà vu en Europe?

Y a-t-il eu sabotage?
Peu probable mais à évoquer: la participation est faible du fait d’un sabotage de la part des partis. Ceci pourrait être considéré comme un non-sens, au vu de la nature même de l’objectif d’un parti qui est de gagner les élections.
D’un autre côté, si on considère, par exemple, que les sondages donnaient 20-30% des intentions de vote pour Ennahdha, qui est souvent cité comme un parti bien organisé avec des adhérents disciplinés, comment se fait-il qu’ils ne se soient pas empressés de s’inscrire? A eux-seuls, n’auraient-ils pas fait grimper le pourcentage des inscriptions à 5 ou 10%?
Le même raisonnement pourrait être tenu pour le Pdp, etc.… Où sont les ex-Rcd que l’on décrit soucieux de reprendre leur domination à travers d’autres formations politiques? Ces partis font-ils souffler le chaud et le froid sur la Haute instance de Iadh  Ben Achour, en le menaçant de faire échouer les élections s’il continuait à faire cavalier seul. Ne s’est-il pas d’ailleurs empressé d’aller amadouer les dirigeants d’Ennahdha, ce qui, personnellement, m’a navré car cela confirme la fragilité extrême du processus en cours. N’aurait-il pas mieux valu qu’il démissionne plutôt que de se déjuger après s’être montré peut être trop rigide?
D’autres hypothèses sont possibles et on devrait simplement interroger ceux qui ne vont pas s’inscrire pour comprendre.

Que faire en attendant?
Remettre en cause notre compréhension des attentes des Tunisiens. Continuer à penser que c’est toujours mieux qu’avant. Ne pas faire plaisir à Zaba et consorts qui doivent se délecter du moindre faux-pas du processus en cours. Savoir attendre et laisser le temps au temps, l’apprentissage de la démocratie ne se fait pas en 6 mois.
Certains pays ont le vote obligatoire avec sanctions prévues pour ceux qui ne votent pas. Je vois mal la Tunisie d’après le 14 janvier se démocratiser par punition. Et d’ailleurs, quelle valeur a le vote forcé de quelqu’un qui ne pensait même pas s’inscrire puisque, dans ce cas, il n’a certainement pas une idée exacte des enjeux et des nuances entre les différents partis?
Réduisons le nombre de partis, simplifions les messages, allons vers les Tunisiens dans leurs demeures, c’est là peut être seulement que l’on découvrira le besoin de dignité et de liberté timidement enfouies dans chaque tunisien.

* Professeur en chirurgie digestive, Chu Habib Bourguiba de Sfax.