Cette nouvelle création de Leila Toubel* brosse le portrait de cinq personnages, tous liés par leurs actes malhonnêtes et leurs consciences pas des plus tranquilles...
Par Samantha Ben-Rehouma
Contrairement au cirque Tetrallini qui tirait sa renommée des monstres (Freaks) qu'il exhibe: homme-tronc, siamoises, femme à barbe, nains, etc., les monstres de Leïla Toubel sont des gens d'apparence on ne peut plus normale, des gens que l'on croise chaque jour dans la rue sans avoir la chair de poule...
La Monstrueuse Parade
Pourtant, la caricature est bien là! Et les différents tableaux qui composent la pièce sont plus proches d'une pièce satirique où l'auteur parodie, à la manière de Ionesco, la futilité et la dérision de la nature humaine.
De la secrétaire à l'homme d'affaires en passant par la chanteuse, le journaliste et l'informaticien, tous ont menti, triché, dénoncé, accepté des bakchichs, comploté, terrassé, écrasé toute concurrence... Bref, nos cinq protagonistes, mouillés jusqu'au cou dans toutes sortes de combines louches, se noient une heure et demie durant dans des explications qui, somme toute, ne sont qu'une peinture psychologique et sociale de notre société.
Leila Toubel avant la représentation.
Tous ces défauts humains ont une réelle emprise sur le spectateur qui, peu ou prou, se reconnaîtra dans un des personnages. Un lavage de conscience, un «Délivre-nous, Seigneur, de tout ce qui nous encombre, de nos convoitises et de nos complaisances, de nos vanités et de nos richesses...» Remettant ainsi en cause les institutions en place dans le but, souvent généreux mais parfois utopique, de les faire évoluer.
Cette chaise est libre?
Less is more. Voilà ce qui vient à l'esprit lorsqu'on découvre la scène du théâtre d'El Hamra. Deux passerelles pour tout décor où les comédiens, assis sur des chaises roulantes, n'auront de cesse de monter et descendre ces passerelles. Un exercice très physique donc pour les acteurs (tous excellents) et un exercice des méninges pour le spectateur qui, durant toute la pièce, se demande voire prie pour qu'aucun ne tombe de scène!
Le théâtre El Hamra
Quelle ingénieuse idée (Bravo Ezzeddine Gannoun) que ces chaises, une métaphore voulue et très bien comprise par le public: une fois la chaise prise on s'y accroche bec et ongles, quitte à y laisser des plumes car qui va à la chasse perd sa place. Et ce conflit des «monstres» tournoyant, dansant sur leurs chaises consiste d'abord à dénoncer les pratiques dissimulatrices et mensongères de chacun, en identifiant l'ennemi à travers, derrière et contre la représentation publique qu'il entend explicitement donner de lui-même.
En effet, les accusations respectives sont celles de corruption, de piratage, de libertinage et de fausse dévotion, récusées par tous même si ces derniers s'accordent sur un seul point: retrouver une place au soleil dans ce nouveau paysage politique. Arriveront-ils à convaincre en expiant leurs fautes? Laissons un peu de suspense...
Au nom du peuple Tunisien
Ces «monstres» aux mains sales dignes des comédies de Risi ou de Scola sont touchants et grotesques, pas un pour remonter l'autre. Il est loin le temps du 14, 15, 16, 17 janvier où tous les Tunisiens étaient unis et où le mot fraternité a pris ses lettres de noblesse. Que reste-t-il de ces beaux jours? «Twahach't el-thawra» (la révolution me manque) dit la voix-off. Un récit sur une révolution révolue, une peinture sociale poussée à l'extrême, dont les traits sont aussi gros que le maquillage des acteurs.
Un public de tout âge.
Leila Toubel a réussi le pari de parler de cette après-révolution (ô combien barbante) avec un texte clair, incisif et réaliste; reflet satirique de notre société, elle captive son public dès les premiers instants et on se laisse prendre au jeu des acteurs, aux dialogues pétillants, aux petites chansons. Même si, au grand dam de certains, ''Monstranum'S'' n'est qu'un énième travail artistique sur la révolution, c'est avant tout un support extraordinaire, efficace pour des idées fondamentales comme le droit à la liberté, le respect de la dignité humaine, le désir de paie de l'homme. ''Monstranum'S'' comme ''L'île aux esclaves'' de Marivaux ou ''Ubu Roi'' d'Alfred Jarry font réfléchir les hommes et contribuent puissamment au changement des sociétés puisqu'elles aident à transformer les mentalités.
Ezzeddine Gannoun et Leïla Toubal entourés de tous les comédiens.
Comme l'a dit Bertolt Brecht, «le théâtre expose des faits, discute, raisonne; il change le spectateur en observateur et il éveille sa capacité d'action, en lui faisant prendre des décisions».
*''Monstranum'S'', produite par Théâtre El Hamra, a été mise en scène par Ezzeddine Gannoun et interprétée par Bahri Rahali, Rim Hamrouni, Bahram Aloui, Cyrine Gannoun et Oussama Kochkar sur une chorégraphie de Alaa Zrafi. Elle sera présentée le 24, 25 et 26 janvier en sur-titré pour les francophones.