L'Association Tun Art Day a présenté au théâtre du Gymnase Marie Bell à Paris, la pièce ''Le Zaim Bourguiba'' de Raja Farhat. Lecture...
Par Rachid Barnat
J'y ai assisté un dimanche soir avec de nombreux spectateurs conquis, comme moi, par la performance de l'acteur pendant près de deux heures.
Nous sommes à Monastir. Bourguiba, déposé par Ben Ali après le coup d'Etat médical de novembre 1987, est retenu prisonnier dans un Palais. Il se livre à un long monologue avec une femme médecin chargée de s'occuper de sa santé déclinante.
Une belle performance d'acteur
L'acteur réussit une belle performance car nous voyons Bourguiba avec sa façon de marcher, due à la fois à l'âge et à la maladie, avec sa gestuelle, le mouvement de ses bras et de ses mains, son ton parfois ironique. Les Tunisiens qui l'ont connu reconnaissent sans peine leur ex-président, et les jeunes découvrent le grand homme qu'a perdu la Tunisie.
Il nous raconte, appuyé sur le bras de son médecin, toute sa vie... et c'est passionnant.
Cela commence par un bel hommage à sa mère et surtout à sa grand-mère qui l'avait élevé étant le dernier d'une nombreuse fratrie. «Le paradis est au pied des mères», hadith du prophète Mohamed, lui rappelle l'importance de la femme dans l'islam, et lui fait prendre conscience de l'immense injustice faite aux femmes; ce qui lui inspirera le Code du statut de la femme, promulgué le 13 août 1956, quelques mois après l'indépendance du pays, proclamée le 20 mars de cette année-là.
Son enfance, sa jeunesse et notamment son séjour étudiant à Paris où il fera la connaissance sa première femme Mathilde qui a voulu être enterrée dans le mausolée de Monastir où il a commencé à militer politiquement, avec très vite un projet de redonner au pays sa souveraineté, se démarquant ainsi du Destour, l'ancien parti nationaliste, qui se contentait, dans ses réunions autour d'un thé au pignon, de vouloir quelques réformes.
Et là il nous précise, ce qui sera sa marque, que s'il combat la France coloniale, il admire les valeurs de la France des Lumières : «Liberté, Egalité, Fraternité», qui lui ont été apprises par Pierrot, son instituteur de Monastir, devenu son ami et qui l'a aidé à Paris en le recommandant à Mathilde.
La France des communards a envoyé comme instituteurs, nous dit il, dans ses colonies les «agités, les révoltés» qui étaient des gens merveilleux porteurs des vrais valeurs de la France. C'est la plus grave erreur des colonisateurs!
Nous écoutons le récit de ses combats, de ses emprisonnements, de ses condamnations; avec des moments jubilatoires comme ses réponses à un procureur qui lui signifiait les charges.
Il évoque aussi avec passion le refus qu'il opposa de s'allier aux puissances de l'Axe, alors que beaucoup de Tunisiens étaient prêts à le faire. La victoire, leur disait-il, sera du côté des alliés, prenez le bon chemin pour l'avenir.
Le libérateur de la femme
Le voilà ensuite président, évoquant le travail de Tahar Haddad sur le Coran et la place des femmes, les cheikhs de la Zitouna pour qui toute innovation est hérésie. Il rappellera avec délectation comment Ahmed Mestiri, chargé de rédiger le Code du statut personnel, se heurtera aux religieux de la Zitouna qui ne voulaient rien lâcher.
Ces oulémas, à qui il montrait que le Coran lui-même interdit la polygamie et à qui il demandait de lui proposer un texte, lui proposèrent un texte alambiqué. Mon peuple veut des textes clairs, leur dira-t-il, qu'il puisse comprendre. Puisque le Coran lui-même incite à la monogamie, l'homme n'étant par nature incapable d'équité entre plusieurs épouses, il faut en conclure que «la polygamie est interdite», point c'est tout ! La salle s'esclaffe! Ce que les spectateurs applaudissent, c'est le talent de l'acteur, mais aussi le génie de l'homme politique.
De belles chose aussi sur l'enseignements des enfants qui est une de ses réussites majeures, sur sa politique étrangère où il se révéla visionnaire et réaliste, rejetant les vielles lunes du panarabisme et de l'islamisme avec une position en pointe sur le problème palestinien, instrumentalisé honteusement à ses yeux par les pays arabes et qui, aujourd'hui encore, fait regretter aux Palestiniens de ne l'avoir pas écouté.
D'ailleurs, il a fait le choix de se détourner des «Arabes», ne croyant nullement à la pseudo fratrie des peuples «arabes» dont se gargarisent leurs chefs.
Par sa parfaite connaissance de l'histoire, il savait que la Tunisie a vocation à faire partie du monde occidental du fait de sa position géographique dans le bassin méditerranéen!
A un moment, le vieil homme fatigué se retire et la femme médecin reste seule en scène et nous livre, dans un monologue, la face cachée et un peu plus sombre de Bourguiba, ses atteintes aux libertés, l'absence de réelle démocratie...
Réapparaissant, il nous donne sa version. Il s'étonne qu'une partie de la jeunesse tunisienne, à laquelle il a tout consacré pour l'instruire et la cultiver, se soit laissée séduire par le communisme dont les ravages se comptent par millions (30 millions en URSS et 40 millions en Chine suite au plan «bond en avant» de Mao) !
Quant à la démocratie, il rappelle que s'il avait demandé aux Tunisiens leur avis sur le statut de la femme ... ils auraient voté contre à plus de 90 % ! Voulant dire par là, que les Tunisiens d'alors, à peine sortie du colonialisme n'étaient pas mûrs encore pour la démocratie... il fallait assurer d'abord leur éducation et les instruire pour qu'ils deviennent citoyens responsables.
Une remarquable performance
Au total, une performance remarquable, un spectacle où l'on ne s'ennuie pas une minute et qui éclaire sur la vie et l'œuvre de ce véritable chef d'Etat. Il y avait beaucoup de jeunes tunisiens dans la salle et bon nombre de français. Ce spectacle vaut mieux pour eux que toutes les conférences et les colloques d'historiens. Un tel spectacle devrait être diffusé à la télévision car il éduque sans ennuyer et constitue une belle leçon de politique au sens noble du terme.
On se dit en sortant de ce spectacle que la Tunisie a eu de la chance d'avoir Bourguiba et qu'elle aurait besoin, aujourd'hui dans la crise qu'elle traverse, d'un homme qui, comme lui, ait une vue claire et positive de son avenir.
Mille bravos à Raja Farhat pour sa belle performance. Il a fait preuve d'une grande intelligence pour avoir dépassé les griefs qui l'opposaient, lui et son père, à Bourguiba; lui reconnaissant au final, un «bilan» positif.