Kawazaki Taoufik Ben Brik Banniere

Sacré Taoufik Ben Brik! Après avoir fourbi ses armes de journaliste, il a réussi à affuter ses couteux d'écrivain; des couteaux qui dissèquent une société en pleine mutation.

Par Hamdi Hmaidi

Il s'appelle Taoufik Zoghlami mais, quand il écrit, il préfère signer Taoufik Ben Brik (Brik c'est son père, mais c'est aussi la fameuse entrée dans la gastronomie spécifiquement tunisienne et maghrébine). Il est à la fois le fils d'un père dont il est immensément fier et d'une Tunisie qu'il adore mais à laquelle il n'hésite pas de dire ses quatre vérités en face.

Equivalences?

Pourquoi parler de l'auteur alors que c'est son dernier livre, ''Kawasaki'', qui nous intéresse ? Parce que tout simplement avec Taoufik Ben Brik l'homme c'est l'œuvre et l'œuvre c'est l'homme. Ils se confondent à un point tel que celui qui écrit se transforme en personnage et que ce qu'il écrit se mue en voix parfois de stentor et des fois de ténor.

''Kawasaki'' est une «marwiya» (un récit? un conte? un genre à part?) qui commence et se termine par la même phrase: «Je suis allé à Tata-Ouine pour une affaire sans importance». Cette clôture fait de tout ce qui a trait au texte une prison. Prison est cette «histoire» qu'il raconte, qui s'enroule sur vous comme une pieuvre et qui ne vous lâche pas. Prison est ce pays qu'est la Tunisie livrée au système mafieux des Trabelsi et de leurs acolytes (Tata- Ouine n'est pas Tataouine; Tata-Ouine, c'est le pays de Tata (dixit Imed) Leila, c'est Tunis la capitale des affairistes véreux, c'est toute autre ville tunisienne soumise à la loi de la jungle du marché parallèle), livrée aux zones de non-droit où il a innervé. Prison est cette expérience carcérale qu'a connue Taoufik Ben Brik quand il a dit non à Zaba (c'est lui, d'ailleurs, qui a inventé ce surnom de Zine El Abidine Ben Ali). Prison est cette gorge ployée qui empêche les mots de sortir et qui contraint au délire et au grommellement, délire et grommellement qui essaiment à travers tout le livre.

Autocensure, quand tu nous tiens!

Toutefois, la prison rompt certes tout contact avec l'extérieur, mais elle génère chez vous une aversion horrible pour le vide. Il faut essayer par tous les moyens de tuer le temps: compter, inventer des histoires, se remémorer des souvenirs, faire des projets d'évasion (au propre et au figuré), établir un bilan, dormir, couper les cheveux de l'ennui en quatre, divaguer, pleurer, rire, écouter les battements de son cœur, lire n'importe quoi (livres, bouts de journaux, inscriptions sur les murs, les lignes de la main...)

Quelle écriture serait-elle capable de rendre compte de cet état d'ébullition? Une écriture débridée, folle à ne pas lier, alogique comme la succession des événements dans une scène de rêve. Avec ''Kawasaki'', Taoufik Ben Brik a atteint ces confins.

Que raconte-t-il?

Périlleuse entreprise que celle d'un lecteur voulant retrouver le fil d'Ariane de ce livre. Mais il faut s'y coller. Dans ''Kawasaki'', il y a des itinéraires multiples (auxquels s'ajoutent deux cartes). Celui de Hammam, le personnage central, pourrait nous servir de guide éventuel. Hammam est un nom fort évocateur. Le mot désigne en arabe classique celui qui obtient ce qu'il veut mais aussi celui qui calomnie, qui moucharde et qui médit des gens, donc à la fois celui qui veut nuire et qui démasque. Hammam revoie également à hamm (grand souci et, en dialectal tunisien, misère). Hammam comporte dans le livre une allusion implicite à Hammamma, métonymie de toutes les tribus de Tunisie.

Hammam est à la fois un je et un autre. Comme Taoufik, il est issu de la tribu des Zoghlami. Ses parents portent le même nom que ceux de Taoufik. Mais, étant instituteur, il exerce un métier différent. Il vit dans son petit patelin du nord-ouest. Après avoir épousé sa cousine Mehria et eu d'elle deux garçons, il s'est trouvé confronté à des problèmes d'impécuniosité. La solution? Se procurer de l'argent par tous les moyens: emprunt, triche, arnaque, contrebande... L'environnement tribal dans lequel il vit est décrit comme étant spécifique aux montagnards du nord-ouest. Sur une terre devenue ingrate où presque plus rien ne pousse, à côté d'oueds desséchés où l'on meurt de soif, à proximité de mines de phosphate, de fer et de plomb où le ciel s'abat comme une chape, se meuvent des êtres un peu particuliers, «intouchables» (parce qu'infiniment élevés et infiniment bas). Ben Brik en dresse le portrait à la fois à travers leurs actes de bravoure, leur fierté démesurée, leur hospitalité, leur sens de l'honneur, leur insoumission et leur beauté physique et à travers leur souffrance, leur misère noire, leur scandaleuse indigence.
Tenté, comme tous les ruraux, par l'illusion du rêve du gain facile et réconfortant, Hammam prend la direction de la capitale. C'est là qu'il découvre le cœur d'une ville «tataïsée», déchiquetée, déstructurée par le système instauré par Tata et sa smala.

Les voix qui parlent

Menu de sa moto Kawasaki, il décide de rebrousser chemin. Mais que d'embuches ! Il se réfugie alors dans le dialogue et la négociation. Avec sa moto. Avec lui-même. Avec les voix qui parlent en lui : celle de Dieu, celle du Prophète, celles des écrivains arabes, italiens, russes et latino-américains, celles des grands cinéastes, celles des membres de sa famille et de sa tribu...

Bien entendu, toutes ces voix émergent d'une façon instantanée et inopinée. Elles ne sont pas concordantes non plus. Elles n'expriment pas la même vision du monde. Mais elles sont là, elles peuplent le monde de l'auteur et du livre. Et tant pis pour les amateurs de la platitude, de la linéarité, de la transparence, de la cohérence !

On reproche souvent à Ben Brik de ressasser la même chose, de recourir à l'incohérence comme bouclier et de multiplier les digressions afin d'échapper à toute tentative de récupération. Mais n'est-ce pas la stratégie de tout écrivain? Ne dit-on pas souvent qu'un auteur n'écrit qu'une seule œuvre même s'il compose plusieurs textes? Ne sait-on pas aujourd'hui que ce qui est récurrent dans nos livres ce sont nos métaphores obsédantes et nos mythes personnels?

Sacré Taoufik Ben Brik! Après avoir fourbi ses armes de journaliste, il a réussi à affuter ses couteux d'écrivain; des couteaux qui lardent les genres littéraires, qui dissèquent une société en pleine mutation.

Le journaliste-écrivain est défini par Michel Foucault comme étant un «archéologue du quotidien». Cette définition sied bien à l'auteur de Kawasaki.

*Taoufik Ben Brik, Kawasaki, Sud Editions, Tunis, 2014.

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