L’Isoloir, ce lieu de solitude extrême où tout se décide dans l’urgence, condense les peurs et les heurts d’une société qui découvre enfin ses tares incurables. Le théâtre aussi s’en mêle…
Par Thameur Mekki


Tout le monde est tendu. La pression est à son comble. A l’isoloir, c’est le moment de se replier sur soi, réfléchir mais décider… rapidement. Tout le monde se chamaille. L’angoisse hante les électeurs. De quoi se laisser emporter par la transe. Fiction théâtrale !

«Essayons de voir ce qu'il nous reste à dire après le 14 janvier», lance la voix de Taoufik Jebali accueillant les près de 250 personnes venues voir la dernière production d’El Teatro, jeudi 6 octobre, après avoir été présenté en première à Kasserine, le 30 septembre. ‘‘L’isoloir’’, ainsi s’intitule ce spectacle encore en «work in progress», une version provisoire en somme. «La pièce n'est pas encore fignolée... à l’image de tout le pays d’ailleurs», relève Jebali, dramaturge et directeur artistique de l’œuvre.

Mise en scène par Naoufel Azara et Moez Gdiri sur un texte collectif, «L’isoloir» est une réflexion ou une «tkhalbiza» (rature), comme se plait à l’appeler son auteur, sur cet espace clos où les électeurs font leur choix. Il s’agit d’une production soutenue par le Fond des Nations unies pour la population (Fnuap) et l’Association des Tunisiens des grandes écoles (Atuge).

Photo Mahmoud Chalbi.

Prédominance du rapport de conflit

Le jingle de l'émission matinale de la Radio Nationale retentit. La scène s’éclaire. Un homme en «dengri», symbole vestimentaire de la classe ouvrière, se lance dans un speech louant la révolution. Pied posé sur une chaise renversée, il évoque l’importance du vote et fait référence à une citation d’Ibn Khaldoun sur la nature du rapport entre gouvernant et gouverné dans les sociétés arabes, en l’occurrence la société tunisienne. Dans un espace scolaire, où les livres et les cahiers sont éparpillés sur le sol, il clôture son speech comme s’il s’agissait d’une correspondance de reporter. Aussitôt, une bande d’ouvriers débarque, commence à nettoyer les lieux et y sème la cacophonie. Dès que l’homme en «dengri» les rappelle à l’ordre, les cris «dégage» s'élèvent.

Photo Mahmoud Chalbi.

Consternés par son mépris, ils appellent à la révolution. Toujours méprisant, l’homme finit par braquer son pistolet sur la foule encore déchaînée. Il rentre en transe, se met à tirer dans tous les sens. La foule se dissipe. Il en tue quelques uns avant de se suicider dans une scène versant dans les limites du burlesque.

C’est l’intro de ‘‘L’isoloir’’, un espace de solitude entouré par un espace temps où la tension fait en sorte que la nature du rapport est systématiquement régie par le conflit. C’est la liaison de tous les personnages de la pièce ou presque. Même le couple amoureux venant tout droit de sa cérémonie de mariage finit par se disputer quand le marié découvre que son épouse n’a pas voté pour la même liste. «C’est la justice qui tranchera», clame la dame en robe blanche.

Photo Mahmoud Chalbi.

La peur, leitmotiv des actions et des réactions

La propagande sécuritaire, les discours des dictateurs arabes et la mise en scène sombre ont enveloppé le jeu des acteurs issus d’El Teatro Studio. L’ambiance morose dominante dans ‘‘L’isoloir’’ a été renforcée par une bande son à base d’électro industriel, de musique psychédélique ou encore du thème de James Bond.

Egocentrique et paranoïaque, l’agent de sécurité en inspection du bureau de vote se réfugie dans son orgueil. C’est, en quelque sorte, son mécanisme de défense contre tous dans un espace où il voit des dépassements et des menaces invisibles aux spectateurs.

Les scènes s’alternent. Et les personnages gardent leur hostilité les uns envers les autres. Même les trois femmes de ménage accros au crêpage de chignon sont tendues les unes contre les autres.

L’angoisse d’un certain échec hante les personnages. D’ailleurs, le responsable du bureau de vote ne supporte plus la pression de cette journée cruciale. Il rentre en transe avant qu’il ne soit capturé par une équipe, elle-même sur le point de craquer, et reconduit en asile psychiatrique. La peur s’est aussi emparée du comité responsable sur le bureau de vote. Les électeurs tardent à venir. La pluie, condition décourageante, persiste. Le téléphone sonne. C’est «Si» Kamel qui veut s’assurer que tout va bien.

De quoi monter la pression davantage. L’une des membres du comité éternue. La voilée lui dit «Rahmek Allah» [traduire : Que Dieu te préserve, Ndlr]. Et elle lui répond sobrement : «Merci».

Dans cet espace sombre, chacun revendique sa différence. Pas de concession, pas d’harmonie, pas de place à la symbiose. Et personne ne cherche à trouver un juste milieu. Heureusement, qu’un électeur vient de loin pour convertir la tension en transe festive.

Electorat dans état maladif ?

Les jeux de mots et les dogmes comme catalyseur de création et champ de réflexion sont parmi les procédés devenus marque de fabrique de la bande à Jebali. C’est à forte dose que le collectif auteur du texte en use dans l’acte où un non-voyant, seul dans un bureau de vote désert, alterne les vannes ou encore quand un vendeur ambulant incite les gens à se mobiliser et voter.

Les applaudissements du public ont retenti dans une scène où une équipe médicale fait son diagnostic des électeurs à travers leurs bulletins de vote. «Celui là a le Pdp dans les reins», avertit un homme en blouse blanche. «Celui-ci a Ettakatol à l’estomac», lui lance un autre. Et les voix s’élèvent attestant des atteints de «Poct au poumon gauche», de «Cpr dans la pisse» et de «Nahdha au cerveau». Mais le comble est quand un des médecins crie : «Celui-ci a le Rcd dans le sang». Toute l’équipe hurle d’un seul coup : «Il lui faut une opération Tawa».

La satire est abondante dans des scènes à l’instar de celle où une dame en sefsari ne trouve pas la fameuse habituelle feuille rouge et s’affole quand elle apprend que des bulletins de vote en couleurs, il n’y en a plus.

Ambiance de stade ou quizz dans un bal masqué animé par un sorcier, c’est dans ce genre d’ambiance d’entertainment que ce peuple s’est habitué à dialoguer et à vivre ses grands rendez-vous. Et gare à celui qui répond faux aux questions de l’enchanteur. Et si jamais ce peuple cédait à sa peur, sa bêtise et ses conflits, le diable serait le seul à se pavaner sur la piste de danse.