Une «journée nationale pour la vente du persil» a eu lieu, aujourd'hui, au 112 Av. de la Liberté, à Tunis, siège de la chaine de télévision privée Al-Hiwar Ettounissi, pour soutenir cette chaîne militante qui, faute de publicité, risque de fermer.
Par Zohra Abid
C'était comme dans un souk, on a investi le trottoir et commencé à vendre à la criée le persil (la botte à 20 dinars). L'ambiance est aussi bon enfant. Car l'idée du persil n'est pas venue comme ça par hasard au patron de la chaîne Tahar Belhassine.
Du persil dans les narines et du défi dans l'air
Il y a quelques mois, le ministre nahdhaoui de l'Enseignement supérieur a déclaré en direct à la télévision que sa famille vivait chichement et que même son fils Oussama vivait grâce au persil qu'il vendait à la brouette dans sa ville de Sfax. Quelques semaines après, Oussama, le fils du ministre est devenu propriétaire de Zitouna TV, une télévision de propagande pour Ennahdha.
Ici, on a préféré prendre les choses avec la bonne humeur. On chante l'hymne national, on s'échange les anecdotes et les mots d'encouragement au patron de la chaine et aux jeunes journalistes. En revanche, on crie à la honte à Rached Ghannouchi, Ali Lârayedh et aux élus d'Ennahdha qui ont une allergie particulière pour les médias indépendants et qui ont repris les mêmes pratiques de la dictature précédente.
Une «journée nationale pour la vente du persil» pour soutenir une chaîne de télévision militante.
La crème du pays est à la résistance
La foule ne cesse de gonfler au fil des minutes. Intellectuels, artistes, avocats, défenseurs des droits de l'homme, journalistes, députés de l'opposition (Mohamed Hamdi, Khemaïes Ksila, Iyad Dahmani...), ainsi que des représentants de la société civile (Chawki Tabib, Bochra Belhaj Hmida, Saida Garrache, Aïcha Filali...) venus de plusieurs régions, ont répondu à l'appel en venant soutenir la chaine militante qui traverse, depuis octobre, de graves difficultés financières.
La place est de plus en plus noire de monde. Un renfort de la police (en civil et en uniforme), avec leurs voitures flambant neuf, vient de quadriller les ruelles avoisinantes. Et qui dit aujourd'hui police dit aussi police parallèle. A côté des dizaines d'agents en uniforme, une grappe d'individus appartenant aux Ligues de la protection de la révolution (on les reconnaît, parce qu'ils sont partout où ça se passe...). Ils sont côte-à-côte avec la police officielle. Et semblent même coopérer en bonne entente.
«20 DT, le prix d'un média indépendant».
Qu'allez-vous faire avec une botte de persil à 20DT? Réponse d'un citoyen d'au moins 60 ans: «Avoir droit à un média indépendant et non sous contrôle d'un quiconque parti».
Grande affluence du public pour soutenir une chaîne indépendante menacée de fermeture.
En bas de l'immeuble: une femme, la quarantaine, quelques tiges de persil à la main, crie son soutien à la liberté d'expression, tout en rendant hommage aux femmes indépendantes. Son slogan a donné du courage aux autres, hommes et femmes crient d'une seule voix: «La femme tunisienne n'est ni Sihem (par allusion à Sihem Badi, la ministre de la Femme, Ndlr) ni Maherzia (Lâbidi, la vice-présidente de l'Assemblée nationale constituante, Ndlr)» ou encore, à l'adresse du parti islamiste Ennahdha: «Honte à vos hommes qui n'arrivent pas à la cheville de nos femmes».
Du coup, on reprend l'hymne national, on se marre, on lance des messages de défi au gouvernement islamiste : le temps de la dictature est révolu, les pratiques de contrôle des médias ne sont plus admises et les médias dignes ne retourneront jamais la veste.
«Je suis là pour soutenir cette chaine du peuple, cette chaine militante. Je suis là pour soutenir les médias libres et non les médias qui ont tourné la veste», a déclaré le bâtonnier Chawki Tabib après avoir passé en revue le parcours militant et professionnel de M. Belhassine.
Al-Hiwar Ettounissi déplait au pouvoir
La chaine de télévision qui a longtemps milité sous le règne de Ben Ali se retrouve au lendemain de la révolution menacée de fermeture. Les raisons : «Les annonceurs nous ont dit clairement que le parti islamiste Ennahdha fait pression sur eux pour qu'ils cessent de mettre leurs spots publicitaires sur notre chaîne», a confié à Kapitalis Aymen Rezgui, directeur de la rédaction et membre du bureau exécutif du Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt).
Selon notre interlocuteur, Al Hiwar Ettounissi a beaucoup résisté. Depuis octobre 2012, zéro spot publicitaire et la chaîne pourrait ne pas tenir plus longtemps. Car il y a les salaires de quelque 80 employés (journalistes et techniciens) à payer, sans parler des frais de production: «Nous avons une cinquantaine de journalistes et cameramen qui ont souvent été agressés alors qu'ils couvraient des évènements aux quatre coins du pays», a encore confié M. Rezgui.
Mobilisation citoyenne joyeuse pour défendre la liberté d'expression contre l'avancée de l'obscurantisme.
Agressions, pressions... comme eu temps de Zaba
«En effet, il n'y a pas eu un mois où on n'a pas enregistré au moins 5 agressions, soit physiques sur nos correspondants soit en cassant ou confisquant leur équipement. En mai 2012, les studios des informations à la Manouba ont été saccagés. Les auteurs, qui ont pourtant laissé leur signature, courent encore dans la nature», explique M. Rezgui.
Mardi dernier, les agents de l'ordre ont saisi la caméra de l'un des journalistes de la chaine, envoyés pour couvrir la conférence de presse d'Ali Lârayedh à propos de l'assassinat de Chokri Belaïd. Et après avoir effacé son contenu, ils lui ont rendu l'appareil.
Il n'y a pas très longtemps, le patron de la chaîne a partagé sur le mur de sa page officielle Facebook une déclaration où il affirme que deux personnes sont en train de le surveiller en bas du siège de la télévision. Sur la liste des personnes à liquider, circulant sur les pages Facebook animés par des admins proches du parti Ennahdha, la photo du patron de la chaine figure en bonne place à côté de celle du martyr Chokri Belaïd, assassiné le 6 février.
La journée nationale de vente de persil était une journée de grande sensibilisation à la nécessité de protéger les médias indépendants des tentatives de mainmise du pouvoir Ennahdha.
«Pourquoi vous ne faites pas une opération similaire à l'échelle régionale?», a demandé un jeune à la personne qui lui a donné un reçu contre sa contribution. «Pourquoi pas. Nous devrions y penser», lui a-t-il répondu avant d'ajouter deux mots sur son patron: «M. Belhassine a préféré vendre du persil que de mettre à la porte ses journalistes».