Les émeutes d'hier et d'aujourd'hui à Bizerte, déclenchées par une décision sportive, dénotent l'incompétence et l'inconscience des nouveaux responsables du pays, pouvoir et opposition réunis.
Par Marwan Chahla
La Ligue nationale du football professionnel (LNPF) s'est réunie, hier, et elle a tranché: appliquant son très controversé Article 22, elle a donc qualifié le Club africain (CA) aux play-offs et offert aux Bizertins la maigre consolation du «vous êtes une équipe jeune et vous avez l'avenir devant vous».
La décision est tombée et, en un court instant, la ville de Bizerte s'est embrasée, imposant à tout le pays des scènes de saccage, de chaos et de folie furieuse que l'on pensait, naïvement, enterrées à jamais. Personne et tout le monde, en même temps, est à blâmer...
Tout ça pour ça?
Une fraction de seconde a suffi pour que la Tunisie bascule dans l'horreur, remonte le temps et enjambe deux années de révolution pour se retrouver au point de départ du 14 janvier 2011. Ce qui est arrivé à Bizerte aurait pu, nous dit-on, se produire à Tunis, avec une ampleur plus grande et des dégâts plus énormes.
Qualifiez cette situation comme vous le souhaitez.
Pour moi, les incidents de Bizerte m'ont forcé à me précipiter dans ma salle de bain pour me regarder dans la glace et me poser, une fois de plus, cette question qui me taraude depuis quelque temps déjà: «Tout ça, pour ça?» Je traduis cette interrogation par d'autres questionnements qui n'en finiraient jamais: «Etions-nous vraiment faits pour la Révolution?»; «Méritions-nous la démocratie?»; «Y a-t-il assez de femmes et d'hommes en Tunisie pour faire ce qu'il faut pour que l'on n'ait pas à regretter ''le bon vieux temps'' de la tyrannie?», etc.
Et tout le monde y va de ses explications. Et tout le monde s'y perd dans les réponses.
Pour moi, les choses se posent en des termes plus nets et plus simples: nous autres Tunisiens avons toujours surestimé notre intelligence; nous avons toujours trop cru en notre génie; et nous avons fini par ne pas estimer notre révolution à son juste prix.
Parce que nous sommes foncièrement et excessivement optimistes, nous avons cru qu'un simple bulletin de vote, une élection «propre et nette», la formation d'une Assemblée nationale constituante (Anc) et d'un gouvernement allaient mettre notre pays sur les rails.
Et bien, non. Il en fallait plus, beaucoup plus que cela.
Incompétence, inexpérience, inconscience et immaturité
Il aurait fallu, pour commencer, bien apprécier la valeur de cette manne providentielle qu'est le 14 janvier 2011: il a suffi qu'on dise à Ben Ali «Dégage!» pour qu'il plie ses bagages. Tourner aussi facilement, et à aussi peu de frais, la page de deux décennies de dictature – et ce qu'il y avait avant – a donc donné naissance à la confusion et au désordre auxquels on assiste aujourd'hui.
Il aurait fallu, également, élire les bonnes personnes. Et sur ce point, il est affligeant d'être obligé «de mettre dans le même sac» majorité et opposition.
Au risque de me faire des ennemis parmi les lecteurs de Kapitalis, pour moi, les uns comme les autres n'ont donné à voir qu'incompétence, inexpérience, inconscience et immaturité. Et là-dessus, il y aurait de quoi noircir des milliers et des milliers de pages.
Retenons, pour les besoins de cette chronique, quelques exemples de ce qui s'est passé, hier soir, et le spectacle désolant auquel les téléspectateurs d'Ettounissia TV ont été obligés d'assister.
Une grenade à la face de tout un pays
Comme prévu, l'émission ''21 heures'' de Moez Ben Gharbia ne pouvait en aucun cas rater les incidents de Bizerte. Notre confrère d'Ettounissia avait deux raisons plutôt qu'une d'en faire son thème principal: l'actualité, tout d'abord, et sa «bizertinité», qu'il affiche à tout bout de champs.
Et le spectacle était garanti car le maître de cérémonie du ''21 heures'' a invité son cousin, Mehdi Ben Gharbia, le président du Club athlétique bizertin (CAB) et tonitruant membre de l'Anc, qui a traversé le spectre politique de bout en bout.
La mise en scène du bras de fer opposant Imed Riahi, porte-parole du CA, et le président du CAB n'a manqué d'aucun détail. La réalisation a voulu en faire un face-à-face entre David et Goliath, un combat entre le pauvre et le riche. Et rien n'a été laissé au hasard par la chaîne privée: Mehdi Ben Gharbia, en liaison d'un petit studio improvisé, gesticulant dans tous les sens, son col de chemise ouvert et sans cravate; Imed Riahi, élégant, costume et cravate et avec la Tour Eiffel illuminée de mille feux, en arrière-plan.
Les échanges entre les deux gladiateurs, et leur niveau, importaient peu, car il n'y avait rien d'intéressant dans tout ce qu'ils disaient. Et les invités, auxquels Moez Ben Gharbia accordait la parole de temps à autre, n'y comprenaient. Passons sur ce que les deux protagonistes ont eu à se dire, leurs piques et autres accrochages. Gardons ce dérapage de Mehdi Ben Gharbia.
Aux abois, après avoir essayé tous les arguments pour convaincre son adversaire «parisien», le constituant n'hésita pas à lâcher la bombe: «Souvenez-vous de ce qui est arrivé à Mohamed Bouazizi. Il s'est révolté contre l'injustice et la répression! Ce qui arrive à Bizerte est grave!»
Voici, donc, le niveau d'analyse d'un homme politique de l'opposition qui, même s'il appelle les Bizertins à observer le calme et la retenue, ne se prive de dégoupiller une grenade et de la jeter à la face de tout le pays.
Que faut-il comprendre des propos de Mehdi Ben Gharbia?
Non, il n'y a rien à comprendre. C'est tout simplement le délire d'un président de club portant également une casquette de constituant, dépassé par les évènements, débordé par des hooligans et qui sait parfaitement que son prochain mandat peut dépendre de l'issue de ce conflit qui oppose le CAB à la LNFP.
Je n'ai rien contre Mehdi Ben Gharbi... Je suis «Cabiste» et je me soigne.
Photos d'illutration: Bizerte Révolution.