Rached Ghannouchi, qui préfère se hâter lentement, n'a pas la même conception du temps que ses «enfants», les jeunes activistes d'Ansar Al-Chariâ, pressés d'instaurer la chariâ ici et maintenant. L'objectif est le même, la divergence porte sur la méthode.
Par Ridha Kéfi
Le groupe Ansar Al-Châria, qui multiplie les démonstrations de force, comme il l'a fait dimanche à Kairouan (centre) et à la Cité Ettadhamen, à Tunis, où ses partisans ont affronté les forces de sécurité (1 mort et 15 blessés), n'a pas fini de faire parler de lui. Mouvement jihadiste salafiste, qui ne fait pas mystère de son appartenance au réseau Al-Qaïda – l'un de ses dirigeants, Bilel Chaouachi, a fait l'apologie de Ben Laden en direct sur la chaîne Ettounissia TV –, il constitue un vivier où sont formés les futurs combattants à envoyer sur les front du jihad en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
Les jihadistes tunisiens, combien de divisions?
Selon le quotidien londonien ''Asharq al-Awsat'', citant une étude réalisée par le ministère tunisien de l'Intérieur, il y aurait quelque 1.094 jihadistes tunisiens identifiés dans plusieurs pays (chiffre qui nous semble en-deçà de la réalité), dont 566 qui combattent actuellement en Syrie, et dont beaucoup ont déjà retrouvé la mort.
Selon la même source, quelque 326 jihadistes tunisiens ont pris part au combat en Irak depuis la chute du régime de Saddam Husseïn en 2003. Mais rapporté au nombre d'habitants, ce chiffre met la Tunisie en tête des pays arabes pourvoyeurs de jihadistes en Irak. Il y a quelques années, les Etats-Unis s'en sont d'ailleurs émus auprès de l'ancien président Ben Ali.
Le rapport déjà cité indique, par ailleurs, que 123 Tunisiens seraient actuellement en train de s'entraîner dans des camps jihadistes en Libye, alors que 25 autres sont actifs au sein d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) en Algérie et une trentaine ont intégré les groupes jihadistes au Mali, dont 6 ont trouvé la mort récemment dans les derniers combats contre l'armée française.
Enfin, l'enquête dénombre 24 jihadistes tunisiens au Yémen et 24 autres qui combattent encore en Irak.
Les experts estiment le nombre de salafistes jihahistes en Tunisie à 4.000, dont une cinquantaine seraient repliés dans les forêts du Jebel Châmbi depuis décembre dernier. Les «cellules dormantes» du mouvement poursuivent le travail de prédication et de recrutement et amassent les armes et les provisions en prévision d'un éventuel passage à la guerre sainte contre le régime en place.
A cet égard, les nombreuses caches d'armes découvertes à Mnihla, à l'ouest de Tunis, à Médenine, dans le sud, et dans d'autres régions, et les arrestations, effectuées ces derniers mois, d'éléments jihadistes transportant des armes de guerre, des explosifs et autres équipements militaires, démontrent que les salafistes jihadistes tunisiens se préparent à mener des attaques à l'intérieur du pays. Les autorités ont d'ailleurs retrouvé, chez certaines personnes arrêtées, des plans pour attaquer des postes de la police et de la garde nationale. Un élément a été arrêté la semaine dernière, alors qu'il espionnait un site d'entrainement militaire à Bir Bouregba, au nord de Hammamet (nord-est).
Le jeu dangereux d'Ennahdha
La plupart des experts et analystes estiment que le laxisme montré par le gouvernement conduit par le parti islamiste Ennahdha vis-à-vis de l'activisme des groupes jihadistes dans les mosquées – ils en occupent aujourd'hui illégalement une centaine, selon le chiffre avancé depuis plus d'un an par le ministre des Affaires religieuses Mohamed Khademi –, mais aussi vis-à-vis des violences que ces groupes ne cessent de perpétrer contre les partis de l'opposition, les journalistes, les artistes et les femmes..., ainsi que le manque (sinon l'absence) de contrôle des flux de financement, internes et surtout externes, dont ils disposent via des dizaines sinon des centaines d'associations soi-disant islamiques, culturelles ou caritatives..., tout cela a permis à ces groupes d'essaimer et de créer des relais dans tout le pays et même des camps d'entrainement dans certaines régions boisées du nord-ouest.
L'attaque de l'ambassade des Etats-Unis à Tunis, le 14 septembre 2012, et l'assassinat du dirigeant de gauche Chokri Belaïd, le 6 février, auraient pourtant dû alerter les autorités sur la grave menace que constituent ces groupes pour le pays dans son ensemble, y compris pour le parti islamiste Ennahdha dont plusieurs dirigeants (Habib Ellouze, Sadok Chourou et d'autres...) ont gardé des relations étroites avec les extrémistes religieux, considérés comme une réserve électorale ou un moyen de pression utilisé, de temps en temps, pour museler l'opposition et la société civile, encore réfractaire à la dictature islamiste en marche.
Il a donc fallu l'émotion suscitée par les mines ayant explosé, il y a deux semaines, au Jebel Châmbi, où sont réfugiés des jihadistes proches d'Al-Qaïda, et qui ont fait une quinzaine de blessés parmi les unités de la garde nationale et de l'armée, ainsi que le ras-le-bol des forces de sécurité, accusant ouvertement le gouvernement de laxisme voire de complicité avec les terroristes, pour que le gouvernement, dirigé par l'ex-ministre de l'Intérieur Ali Lârayedh, se résolve enfin à montrer un début de fermeté vis-à-vis des groupes comme Ansar Al-Chariâ, dont les affinités voire les relations avec Al-Qaïda ne sont plus un mystère.
En vérité, cette soudaine fermeté, on la doit au nouveau ministre de l'Intérieur, le magistrat indépendant Lotfi Ben Jeddou, fortement soutenu par l'appareil sécuritaire, beaucoup plus qu'au gouvernement ou au parti Ennahdha, dont les dirigeants continuent de louvoyer, d'atermoyer et de relativiser, cherchant à éviter un affrontement avec ce qu'ils considèrent toujours comme leurs «enfants», mais des enfants récalcitrants, membres de la grande famille islamiste, avec lesquels il va falloir continuer de dialoguer. Les dernières déclarations de Rached Ghannouchi, président du parti Ennahdha, qui a qualifié de nouveau les salafistes de «mes enfants», semblent chercher moins la rupture avec ces groupes que la reprise d'un dialogue jamais d'ailleurs rompu.
Le problème de ces groupes extrémistes, aux yeux d'Ennahdha, c'est qu'ils sont un peu frustes et directs, et n'affectionnent pas l'hypocrisie, la duplicité et le double langage, exercices dans lesquels Ghannouchi et les siens sont passés maîtres. Ils ne croient pas non plus à la politique des étapes pour «ré-islamiser» le pays et mettre en place le 6e califat: pour ces impatients, la chariâ, c'est maintenant ou jamais! Ils s'en foutent, d'ailleurs, que «les médias, l'administration, la police, l'armée ne soient pas encore garantis», comme a essayé de leur expliquer Rached Ghannouchi.
Le patriarche, membre de la mouvance des Frères musulmans, qui préfère se hâter lentement, n'a décidément pas la même conception du temps que ces jeunes hommes pressés d'instaurer la parole d'Allah sur terre.