Je viens d'apprendre en lisant le ''Livre noir'' diffusé par Moncef Marzouki que j'aurais fait partie du «système de propagande de Ben Ali». C'est archi-faux et de la pure manipulation qui ne tiendrait pas devant un juge indépendant et intègre.
Par Ridha Kéfi*
Les auteurs de ce torchon ignoble, dont les motivations réelles n'échappent à personne, admettent tout de même que j'ai «critiqué dans certains de mes articles la situation des libertés et des droits de l'homme en Tunisie».
Il aurait été plus juste d'écrire que j'ai critiqué le régime de Ben Ali dans la plupart de mes articles, et tous les leaders de l'opposition d'alors, qui sont aujourd'hui au pouvoir (y compris, surtout, Rached Ghannouchi, Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaâfar), ou dans l'opposition, devraient s'en souvenir. Sinon, le Centre de documentation national est là pour leur rafraichir la mémoire.
Les auteurs du torchon ne vont pas jusqu'à reconnaître – ce serait trop leur demander – ce que ces «quelques articles» m'ont coûté, tout au long de ma carrière, comme harcèlement et mise au ban, couronnés par un licenciement abusif, en octobre 2008, sur des instructions directes de Ben Ali, de la direction de la rédaction du magazine hebdomadaire ''L'Expression'', que j'avais fondé un an auparavant, avec Raouf Cheikhrouhou.
Ce dernier pourra d'ailleurs témoigner de cet épisode. Ainsi que les journalistes de Dar Assabah, qui ont vécu mon limogeage, le changement de la serrure de mon bureau et la nomination, le jour même, par le Palais de Carthage, d'un nouveau directeur de la rédaction.
Les auteurs du torchon omettent aussi de préciser que ce sont mes articles dans ''Jeune Afrique'' entre 1994 et 2006, puis mes éditoriaux dans ''L'Expression'', entre 2007 et 2008, qualifiés d'«osés» à l'époque, et qui étaient consacrés, entre autre sujets brûlants, à la succession de Ben Ali, à l'omnipotence du RCD ou à la défense des jeunes révoltés du bassin minier de Gafsa, qui m'ont valu plus de deux ans de quasi-chômage jusqu'à la chute du régime.
Les auteurs omettent également de signaler les nombreux articles que me consacraient, à la même époque, plusieurs journaux de la place (Echourouq, Essada, Al-Moulahedh...), à l'instigation du Palais de Carthage, m'accusant de traître, de vendu à la France, de nostalgique de la colonisation, entre autres amabilités.
Mais passons... Dans toute ma carrière de journaliste, longue d'une trentaine d'années, j'estime avoir toujours défendu les libertés, la démocratie et, par-dessus tout, les intérêts suprêmes du peuple tunisien. Et je continuerais de le faire, à travers mon journal électronique Kapitalis, tant que l'actuel pouvoir m'en laissera encore la possibilité. Pour combien de temps encore, Dieu seul le sait, car des signes inquiétants d'un retour de la dictature et de la censure pointent déjà à l'horizon.
En dehors ou en relation avec mon travail de journaliste, les auteurs du torchon me prêtent des faits surréalistes et qui feraient sourire s'ils n'étaient pas d'une grande gravité.
J'aurais donc rédigé des «rapports secrets» pour le régime de Ben Ali?!
De quoi s'agit-il en fait ? De quelques courriers envoyés au responsable de la communication à la présidence, Mohamed Ghariani, et à celui de l'ATCE, Oussama Romdhani. Ces courriers sont en relation directe avec mon travail. J'organisais à l'époque des tables-rondes sur des sujets divers auxquelles participaient toutes les parties concernées: entreprises, société civile, partis politiques et responsables gouvernementaux.
Pour pouvoir assurer la participation de tel ou tel ministre, on était tenus de passer par l'un de ces hauts responsables. Une relation professionnelle s'établissait forcément et des échanges avaient lieu (4 ou 5 en tout). Mes notes étaient essentiellement critiques à l'égard du gouvernement et contenaient des conseils pour éviter tel ou tel abus alimentant les critiques, à l'intérieur et à l'extérieur.
J'estimais qu'il est de mon devoir, de citoyen et de journaliste, d'essayer de corriger les erreurs. Cela m'a d'ailleurs valu, en octobre 2008, année même de ces courriers (drôle de récompense pour un «collaborateur»!), un limogeage et une mise au ban de la scène médiatique.
Il est vrai que le fait que je reçoive, dans mon bureau, des confrères de grands journaux américains, français ou allemands, et que mes opinions critiques à l'égard du régime étaient citées par ces confrères, ou que j'exprime les mêmes opinions critiques dans mes discussions avec les ambassadeurs des pays étrangers, n'ont guère arrangé mon cas.
Utiliser tout ce background, qui serait à mettre à l'actif de mon combat pour les libertés et la démocratie, comme autant d'éléments à charge pour m'accuser de collaboration avec l'ancien régime, participe d'une mauvaise foi évidente et, surtout, d'une volonté de nuire ou de se venger de la part de la présidence provisoire de la république, du président provisoire lui-même, de ses alliés (et employeurs) du parti islamiste Ennahdha, qui n'apprécient pas la liberté de ton et l'indépendance éditoriale de Kapitalis.
En conclusion, je me réserve le droit, dès la publication officielle du torchon de M. Marzouki, de déposer plainte contre ses services et je les défie, lui et ses services, de produire des preuves tangibles à l'appui de leurs fallacieuses allégations.
Je les rends aussi responsables, lui et ses services, ainsi que l'Etat tunisien qu'ils incarnent, de tout malheur qui pourrait m'arriver ainsi qu'à ma famille et à l'équipe de Kapitalis, considérant sa "liste noire" comme un dangereux appel au meurtre.
Enfin, et à ceux qui pensent pouvoir intimider les journalistes et faire pression sur eux pour infléchir leur ligne éditoriale dans le sens qu'ils souhaitent, en recourant au détournement, à la manipulation et à l'injure, je réponds que je resterai fidèle à la voie que je me suis tracée depuis que j'ai commencé à faire ce métier: celle de la liberté et de l'indépendance de tout pouvoir.
Si Ben Ali n'a pas réussi à mâter ma plume, et ce n'est pas faute de l'avoir essayé, ce ne seront pas les Marzouki, Ghannouchi et autres Ben Jaâfar qui y parviendront.
* Ancien rédacteur en chef adjoint du quotidien ''Le Temps'' (1980-1994), rédacteur en chef délégué à ''Jeune Afrique'' (1994-2006), fondateur et directeur de la rédaction de ''L'Expression'' (2007-2008).
Actuellement directeur du journal électronique ''Kapitalis'', conseiller de la rédaction de la revue ''Afkar/Idées'' (Espagne, depuis 2005), collaborateur à ''New African'', ''African Business'', ''African Banker'' (France) et ''Politika Exterior'' (Espagne).
Auteur d'une douzaine d'ouvrages littéraires en langues arabe et française (romans, nouvelles, pièces de théâtre, recueils de poèmes et essais).