Plus le ministère de l'Intérieur s'explique sur les opérations anti-terroristes, plus il s'embourbe dans les détails qui fâchent et alimente les suspicions sur les véritables motivations des autorités sécuritaires. Que cherchent-elles à cacher?
Par Moncef Dhambri
L'assaut de Raoued de mardi continue de faire parler de lui. Les avis sur ce raid anti-terroriste sont partagés: pour le ministère de l'Intérieur, cette attaque, qui a eu raison du tristement célèbre terroriste Kamel Gadhgadhi et ses 6 dangereux complices, a été un franc succès; pour la majorité des observateurs, l'opération aurait pu être menée «de mille et une autres manières» et les 7 jihadistes auraient pu être capturés... Leur mort laisse de nombreuses questions sans réponse.
La logique d'«avec-nous-ou-contre-nous»
Sachant que sa prestation médiatique, de mardi soir, n'a pas convaincu, Lotfi Ben Jeddou a dépêché, hier, son porte-parole Mohamed Ali Aroui sur le plateau de ''Ness Nessma'' pour tenter de défendre l'opération de Raoued, conquérir la sympathie de l'opinion, en appeler à la solidarité du peuple tunisien, demander aux médias d'être plus cléments et de soutenir les forces de sécurité dans cette guerre contre le terrorisme.
A s'agiter comme il le fait, le ministère de l'Intérieur multiplie nécessairement les erreurs et les maladresses. L'idée de poursuivre l'offensive médiatique - qu'elle ait été suggérée par M. Ben Jeddou lui-même ou ses conseillers en relations publiques - a été, pour le moins, mal inspirée. L'entêtement à présenter l'assaut de Raoued comme une réussite parfaite trahit un certain manque d'assurance et cache mal la position inconfortable du ministre.
Face à la critique, quasi-unanime, des analystes et au scepticisme de l'opinion publique, M. Ben Jeddou a cru bon «en rajouter une couche» aux explications de sa conférence de mardi soir, en envoyant son porte-parole démontrer l'indémontrable chez notre consoeur Meriem Belkadhi.
Craignant la contradiction, M. Aroui a choisi d'avoir, à lui tout seul, le plateau de ''Ness Nessma'', pendant près d'une heure et demi. Ainsi, en terrain conquis et avec ses fiches bien préparées (il nous a même avoué que, pour les besoins de l'émission, il a consulté, sur certaines questions techniques pointues, les spécialistes du ministère), le porte-parole de M. Ben Jeddou pensait pouvoir marquer des points. Car, en définitive, c'était bien de cela qu'il s'agissait: répondre aux attaques de «ceux qui souhaitent porter atteinte au moral des forces de sécurité, nuire à la réputation de nos agents et mettre en doute leur dévouement», a-t-il répété, à plusieurs reprises.
La cible de M. Laroui est indiquée. Il s'agit des médias qui ont relevé que l'opération de Raoued pose plus de problèmes qu'elle n'en résout, qu'elle est loin d'être «le meilleur cadeau que l'on puisse faire au peuple tunisien» et qu'elle ne répond pas à la question simple de «Qui a tué Chokri?».
Le porte-parole du ministre de l'Intérieur a cherché tout au long de l'émission à créer une certaine confusion dangereuse. Critiquer les nombreuses carences de l'assaut de Raoued équivaudrait, selon le raisonnement de Mohamed Ali Aroui, à un retrait du soutien vital dont les forces de sécurité ont besoin pour mener à bien leur lutte anti-terroriste.
Cette stratégie du «avec-nous-ou-contre-nous» est pour le moins une démarche maladroite. En Tunisie de la révolution, les choses ne devraient se poser en pareils termes. Les observateurs tentent de faire leur travail d'analyse et souhaitent tout simplement, dans le cas précis de l'assaut de Raoued, savoir s'il n'y avait pas eu de possibilité de mener cette opération autrement que par l'extermination de Kamel Gadhgadhi et de ses complices.
«Cessez de poser des questions!»
Agacé par la remarque, plusieurs fois répétée, de Meriem Belkadhi que l'opinion publique trouve la méthode du ministère de l'Intérieur trop expéditive, M. Aroui ne s'est pas privé de rappeler notre consoeur à l'ordre en lui répliquant vertement: «Cessez de poser des questions ! Laissez-moi poursuivre mon raisonnement!».
Le porte-parole, dont la mission consistait sans doute à débiter ce qui a été noté pour lui sur ses fiches, ne souhaitait donc pas répondre aux questions de l'animatrice de ''Ness Nessma''. Il était là, seul sur le plateau, pour s'adresser directement aux téléspectateurs et, surtout, créer une brèche entre les médias et l'opinion.
La journaliste s'est donc trouvée dans l'obligation de se justifier: «Nous soutenons nos forces de l'ordre, notre garde nationale et notre armée. Nous leur reconnaissons leur dévouement sans faille pour la cause nationale. Nous leur exprimons notre gratitude pour le prix (en vies humaines) qu'elles ont payé», lui explique-t-elle, en tombant dans le panneau et en s'éloignant de son rôle.
Ainsi, scotchés devant nos postes de télévision pendant plus d'une heure, nous avons eu droit aux platitudes de M. Aroui qui ne répondent pas, ni de près ni de loin, aux nombreuses interrogations qui taraudent nos esprits, depuis le jour où Ennahdha a pris le pouvoir, au lendemain des élections du 23 octobre 2011, et depuis le jour, également, où son président, Rached Ghannouchi, a avoué «se reconnaître, quelque part, en ces jeunes (salafistes, NDLR)» qui sont «nos enfants». Souvenons-nous.
Cette nouvelle prestation de Mohamed Ali Aroui, qui parlait au nom de M. Ben Jeddou, n'a pas convaincu. Nous ne saurons peut-être jamais la vérité entière sur les meurtres de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi et les autres crimes jihadistes. Certaines parties ont voulu qu'il en soit ainsi. Il n'est pas difficile d'imaginer lesquelles.
Reste que les explications laborieuses et téléphonées de M. Aroui, loin de faire taire les suspicions, les ont finalement attisées. Alors, qui a tué Chokri?