La cascade de démissions, qui a touché ces derniers mois le premier et le second cercle de décideurs d'Ennahdha, prouve qu'un profond malaise traverse le parti islamiste tunisien.
Par Imed Bahri
La démission la plus significative est celle du secrétaire général d'Ennahdha, et ex-chef du gouvernement provisoire, Hamadi Jebali, qui, malgré le refus opposé par le Conseil de la Choura d'entériner sa démission, persiste et déclare ne pas revenir sur sa décision.
Il y a aussi l'éclipse de Abdelfattah Mourou, co-fondateur du mouvement islamiste tunisien et son numéro 2 historique, démissionnaire de fait, sans compter les démissions des seconds couteaux et d'autres membres moins influents dont les médias ne parlent pas. Mais la dernière, celle de Sahbi Atig, président du groupe parlementaire Ennahdha et de fait l'un de ses porte-paroles les plus en vue, bien qu'elle n'ait pas été officiellement annoncée, ressemble à un cataclysme.
La facture (fracture) de l'échec
Ennahdha, comme toujours, a tenté de minimiser l'affaire, mettant ça sur le compte de «la tension qui prévaut à l'Assemblée» et aux «pressions exercées» sur l'intéressé lors du vote du code électoral. C'est, du moins, ce qu'a déclaré Abdelhamid Jelassi, qui appartient au cercle des premiers décideurs.
La réalité, on l'imagine, est tout autre. En fait, Ennahdha paye la facture de son échec patent dans la conduite des affaires du pays au point qu'il a été obligé de quitter le gouvernement.
Non seulement il a subi l'usure de deux années de pouvoir, usure amplifiée et multipliée par les erreurs grossières commises par ses dirigeants, mais il subit les contrecoups d'un partage non équitable des «prébendes» et «privilèges» entre ses dirigeants historiques et ses cadres.
Ennahdha avait compris ce problème et s'était résolu à dédommager le maximum de ses militants en tentant de faire passer la loi dite de «l'indemnisation» qui prévoyait de distribuer jusqu'à un milliard de dinars à ceux qui seraient déclarés «victimes de l'ancien régime».
L'opération avait fait flop! Mais tant que ce parti restait au gouvernement, il y avait encore de l'espoir pour ses troupes. Quant aux cadres moyens, l'espoir d'être réélus ou nommés dans un poste juteux persistait encore jusqu'au jour où Rached Ghannouchi a décidé de changer de cap.
C'est vrai que plus de 5.000 postes ont étés distribués aux militants nahdhaouis, y compris dans la haute administration, mais pour les dizaines de milliers de cadres et d'adhérents, l'avenir est devenu incertain, y compris pour ceux déjà recrutés, sous le coup des exigences de la feuille de route du Quartet.
Ennahdha en perte de terrain
D'autre part, avec le gouvernement d'union nationale que propose Ghannouchi après les élections, la part du pouvoir d'Ennahdha risque de se réduire comme une peau de chagrin et la possibilité de nommer sera soumise au nouveau rapport de force.
Beaucoup de Nahdhaouis, militants depuis des décennies, devront attendre longtemps leur tour et voient leurs rêves et espoirs s'envoler car ils restent des hommes et des femmes comme monsieur tout le monde, surtout que leurs idéaux et leurs convictions se sont fracassés en peu de temps sur le rock de la réalité.
Lorsqu'on est dans un parti de gouvernement, on rattrape la «maladie» de tout parti de gouvernement et les intérêts deviennent le moteur de l'action et de l'ambition politique.
L'exemple le plus récent est le vote de la loi dite de «l'exclusion» des figures de l'ancien régime des prochaines élections. Ce qui a le plus motivé les «pour» c'est surtout la peur de perdre leurs postes aux prochains scrutin car les Nahdhaouis savent pertinemment que les Destouriens, s'ils se mobilisent, deviendraient coriaces et pourraient les déstabiliser sinon les évincer. Leur faire avaler la pilule amère était presque une mission impossible pour Ghannouchi, qui a passé de mauvais moments pour faire passer son choix, allant selon certains jusqu'à rappeler le cas de l'Egypte. Et c'est à Sahbi Atig, le faucon présidant le groupe parlementaire, qu'a été confiée la tâche ingrate de raisonner les troupes et d'imposer la position officielle.
Il aurait suffit d'une voix pour que la loi passe, preuve que la fronde a touché profondément Ennahdha. Sahbi Atig en a fait ensuite les frais en insultes jusqu'à être accusé de trahison, notamment par des inconditionnels d'Ennahdha, comme Mohamed Abbou et son épouse, et subir enfin l'affront suprême de voir son parti le désavouer et le trainer dans la boue après qu'il ait divulgué dans un accès de colère le marché conclu par Me Abbou avec Ben Ali pour le dictateur le libère.
Sahbi Atig a donc démissionné avec fracas, plongeant encore une fois Ennahdha dans une crise de plus en plus profonde.
Ces démissions en cascade sont donc le résultat d'une crise politique dont le facteur principal est le choix de Ghannouchi de changer de cap de 180 degrés pour sauver le bateau Ennahdha du naufrage quasi certain. Beaucoup sont incapables de le suivre et de négocier le virage et ils vont couler avant d'arriver à bon port et peut être feront-ils couler avec eux le navire.
Les dirigeants du parti islamiste savent qu'ils n'ont pas beaucoup de temps pour convaincre l'opinion nationale et internationale qu'ils ont changé et ils ont accéléré la cadence au risque de faire souffrir les galériens.
Tous les partis idéologiques, qui ont voulu se transformer en partis de gouvernement, ont laissé des plumes. C'est le prix du passage de l'utopie à la realpolitik.
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