En lieu et place des beaux projets que la révolution a promis de construire, les Tunisiens n'ont hérité que désillusion, indifférence et aigreur généralisés.
Par Moncef Dhambri
Le think tank américain Pew Research Center (PRC) a publié, il y a quelques semaines, les résultats d'une étude, menée entre les 19 avril et 9 mai 2014, sur les opinions et les attitudes tunisiennes.
Aujourd'hui, à près de quatre années de révolution, le désenchantement des Tunisiens est une vérité qui s'impose: seulement 48% des personnes interrogées par le PRC préfèrent la démocratie à toutes autres formes de gouvernement – contre 63%, en 2012.
A choisir entre un gouvernement démocratique et un dirigeant fort et à poigne, les Tunisiens n'hésitent plus: 38% optent pour le premier (contre 61%, il y a deux ans) et 59% préfèrent le second, contre 37, en 2012(1).
Le mythe du «miracle tunisien»
Les faits sont là, donc: la démocratie et la Révolution ne suscitent plus le même enthousiasme et la même confiance. Le tsunami d'Ennahdha et ses Troïka 1 et 2 sont passés par là et plus rien ne reste aujourd'hui – ou presque – de l'euphorie et des rêves auxquels le 14 janvier 2011 avait donné naissance.
Près de 4 ans après la révolution du 14 janvier 2011, on n'a pas fini de faire patienter nos attentes. Nous n'attendrons pas le quatrième anniversaire pour dresser le bilan de ce que la Révolution a pu réaliser. D'ailleurs, nous n'avons jamais cessé de le faire depuis la fuite de Ben Ali. Nous avons été contraints de faire des évaluations quotidiennes, car il fallait trouver, à chaque instant du parcours postrévolutionnaire, une direction et des objectifs à la chute d'une dictature que l'on croyait si forte. Nous avons donc investi dans cette quête de sens notre aspiration à la liberté, à la justice et la dignité – et peut-être bien d'autres rêves encore.
Nous nous sommes attachés à ces déclarations de principes si obstinément, avec un acharnement et une détermination si forts, que l'on a fini par croire que la Révolution finirait par les servir et qu'elle donnerait raison à notre idéalisme et à notre illusion d'être un peuple à part, un peuple d'exception, et qu'il pourrait y avoir «un miracle tunisien» dans un monde arabo-musulman où rien de bon ne semblait pouvoir arriver.
Quatre ou cinq vérités
Faisons donc un temps d'arrêt. Marquons une pause, car le rythme de notre Révolution est trop rapide et les images de son film défilent trop vite sous nos yeux pour que nous puissions les comprendre, les appréhender. Les images de ce qui nous arrive s'entrechoquent et se chassent trop rapidement les unes les autres pour que nous ayons le temps de les saisir dans leur globalité, dans leur totalité significative. Parfois, il ne nous en reste plus que des impressions, des sentiments vagues, des réminiscences confuses et confondantes – en lieu et place de certitudes inébranlables, de vérités pures et dures sur lesquelles se construisent les avenirs les plus sûrs.
Nous ne faisons aucun affront à notre Révolution en lui rappelant qu'elle n'a pas été faite pour laisser de simples impressions ou de vagues sentiments. Nous ne faisons aucune injure au 14 janvier 2011 en disant qu'il n'a pas réussi, non plus. Nous n'insulterons jamais la «Révolution du jasmin», ni celles du «Printemps arabe», car elles ont tout de même essayé... et elles ont réussi à «dégager» trois ou quatre dictateurs.
Nous regardons notre Révolution droit dans les yeux et lui intimons de faire autant. Nous la regardons en face et lui disons ses quatre ou cinq vérités, car nous perdons patience, nous prenons peur pour elle et pour nous, et lui avouons, une fois de plus, combien nous l'aimons. Et combien elle nous a déçus, également.
Nous avons cessé, depuis quelque temps déjà, de lui trouver des excuses et de lui accorder le bénéfice du doute et des chèques en blanc. A présent, nous la sommons de nous rendre des comptes sur ce qu'elle a fait, sur ce qu'elle a promis de faire et mal fait. Et les conséquences de ses faux-pas, de ses promesses non tenues et ses imperfections sont si lourdes et irréparables.
Tout d'abord, elle a pris un mauvais départ et elle a flirté sans vergogne avec les démons de la destruction, ensuite, elle a accumulé les erreurs et les trahisons.
Elle a été trop naïve de croire que «des hommes et des femmes honnêtes et qui craignent Dieu» peuvent faire naturellement bon ménage avec la démocratie et qu'ils peuvent être modernistes, ouverts et progressistes. Elle a été trop crédule, le 23 octobre 2011, elle a voté à plus d'un million de fois pour les islamistes et fait confiance à Rached Ghannouchi. Elle a cru trop facilement à la «bonne parole» et à la sorcellerie nahdhaouies. Elle pensait qu'Ennahdha allait unir les Tunisiens autour de la noble cause nationale et que les «365» vœux pieux du programme islamiste étaient des promesses sincères.
Elle a mis trop de temps pour découvrir que «l'islamo-démocratie» était nihiliste et qu'elle ne visait qu'à détruire tout ce qui pouvait échapper à son hégémonisme: armée, police, médias et consciences devaient tous être noyautés et l'Etat devait être déconstruit, selon les comploteurs nahdhaouis. Tout ce monde devait être mis au pas. Tout ce monde devait être embrigadé et soumis aux ordres de Montplaisir.
Les récalcitrants, les réfractaires, «les fauteurs de trouble» et «les grandes gueules» de la Révolution devaient être éliminés. Lotfi Nagdh, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en ont su quelque chose. Eux et les autres martyrs de la Révolution (les civils, les militaires et les agents de la police et de la garde nationale) ont été victimes de la supercherie nahdhaouie à laquelle certains Tunisiens – peut-être, une majorité d'entre eux – continuent de croire.
Quelques anecdotes ... pour se consoler
L'opposition, par son impréparation, son manque d'inspiration, souffrant de nombreuses imperfections et d'égocentrismes, et succombant à la facilité, assume elle aussi une large part de responsabilité des insuccès de la Révolution.
L'opposition(2) – généralement identifiée sous la bannière très imprécise des adversaires d'Ennahdha et des anti-troïkistes – n'a jamais été programmatiquement ou stratégiquement préparée.
A la veille de la Révolution, «les élites» tunisiennes se contentaient de quelques coups d'éclat (rares, parcellaires et individuels), critiquaient «sous cape» le régime de Ben Ali, se complaisaient dans leur isolement confortable et attendaient de voir...
L'UGTT, la seule force sociale et «politique» qui pouvait compter, faisait de la résistance passive: elle négociait avec l'Etat et le patronat, elle pactisait, elle servait de régulateur, faisait monter quelque pression, se battait comme elle pouvait, battait en retraite, mais finissait toujours par s'asseoir à la table des tractations pour arracher quelques concessions.
L'Utica, l'autre poids ou contrepoids, tirait plus ou mois son épingle du jeu: la corruption généralisée, lorsqu'elle ne l'impliquait pas directement et totalement, lui laissait quelques miettes consistantes...
Le peuple, lui, inconscient ou insoucieux, continuait de vivre comme il pouvait ou ne pouvait pas: il avait pour lui l'été, les mariages, le Ramadan, les aïds, les hauts et les bas de la vie, un au-jour-le-jour résigné, un éternel recommencement d'occasions et de chances qui ne se présentaient pas et quelques anecdotes sur la famille régnante... pour se consoler...
La «menace» intégriste, réelle ou imaginaire, et l'agaçante agitation des militants des droits de l'Homme apparaissaient furtivement sur l'écran du radar de l'Etat policier de Ben Ali et disparaissaient très vite. Isolée, souterraine, réprimée, emprisonnée et exilée, cette opposition idéologique «sérieuse» ne représentait qu'une goutte dans le vaste océan unanimiste qui a soutenu l'Ere nouvelle pendant plus de deux décennies.
Aucune force, du 7 novembre 1987 au 14 janvier 2011, ne pouvait prétendre pouvoir changer le Changement.
Pourtant, l'inattendu a eu lieu. L'impossible se réalisa: Ben Ali et son Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) furent «dégagés». Et tout allait se construire sur cette table rase avec les incompétences et les arrogances d'Ennahdha, les imperfections et les confusions de ceux que l'on appelle les «démocrates, modernistes et progressistes» – les «zéro-virgule-quelque-chose» ! – et les incrédulités du peuple – bourgeois, petit-bourgeois, ouvrier et autres sous-prolétaires.
D'un seul coup ou en quelques mois, il ne restait plus rien de l'homogénéité tunisienne. Il ne restait plus rien de la paix et la tranquillité tunisiennes –apparentes ou réelles. Le pays se divisait et se subdivisait, chaque jour encore plus: les uns qu'unissait, le 14 janvier 2011, le cri de ralliement «Dégage!» ne se reconnaissaient en les autres. La religion, entre tous les diviseurs, s'est imposée comme préoccupation principale des Tunisiens. Et le pays passera ainsi le plus clair de son temps à définir et redéfinir son identité, négligeant, par conséquent, l'essentiel de sa révolution.
Les liberté, justice et dignité sont passées aux second et troisième plans. Elles ont dû attendre et attendront encore, parce que, le 23 octobre 2011, Ennahdha a obtenu un million de voix aux élections de l'Assemblée nationale constituante (ANC) et une quarantaine de pourcents des sièges de cette institution qui allait faire la pluie et le beau temps de la Révolution. La suite de cette erreur fatale du 23 octobre 2011 reste cette perte quasi-totale des certitudes de départ de la Révolution.
Un mandat de l'ANC plus que doublement prolongé et deux essais gouvernementaux troïkistes ont vidé le 14 janvier 2011 de ses rêves.
Les malsains plaisirs
En lieu et place de tous les beaux projets que notre Révolution a promis de construire, en lieu et place de toutes les entreprises possibles, en lieu et place de toutes les grandeurs à portée de main, aujourd'hui, ce sont les défaitisme, désillusion, indifférence et aigreur généralisés dont nous avons hérité.
A présent, la Tunisie ne croit plus en sa Révolution, la majorité des Tunisiens s'en détourne et Ennahdha porte l'entière responsabilité de ce désamour. Cette démobilisation prend des formes et des expressions diverses.
Cette perte de l'enthousiasme initial peut être plus ou moins élevée. Elle demeure indéniablement omniprésente: nous la rencontrons dans nos villes, nos villages et nos campagnes. Le désenchantement n'a épargné aucune institution. Il habite toutes les catégories sociales et économiques et il a envahi de larges espaces de notre imaginaire collectif et individuel, ne laissant que très peu d'espoir au ressaisissement, au rachat et au rattrapage.
Aujourd'hui, nous prenons, par exemple, le malsain plaisir de «griller les feux rouges» de la circulation routière, d'emprunter les sens interdits et de ne pas marquer le stop. Nos ordures ménagères ne finissent pas de s'amonceler dans nos rues et de frapper à la porte de leurs envoyeurs. Nos administrations tournent à leur plus bas régime. Nos écoles, lycées et universités ont oublié qu'ils ont écrit les pages les plus glorieuses de la Tunisie indépendante et, aujourd'hui, ils se contentent du passable et du «peut-mieux-faire».
Notre économie, souffrante et agonisante, éprouve le plus grand mal à joindre les deux bouts. Anémique et ankylosée, elle ne doit sa survie qu'à son endettement qui ne finit pas de s'alourdir, à un déficit budgétaire ravageur et à une maigre croissance qui est toujours révisable à la baisse. Hausse des prix, chute du pouvoir d'achat, chômage et sous-emploi sont devenus des maux endémiques.
Au bout de ce parcours de près de quatre années, nous ne pouvons nous féliciter que de la seule liberté d'expression que l'on pratique, d'ailleurs, bien plus à tort qu'à raison. Nous en faisons l'usage le plus confus et le plus maladroit jusqu'à perdre le sens de notre orientation et la signification de nos mots.
Dans notre apprentissage de la démocratie, nous avons très souvent négligé l'essentiel du contenu pour s'attacher à la forme approximative. Nos politiciens, un peu trop artisanaux, manquant d'expérience et d'idées, égocentriques et avides de pouvoir, n'ont jamais su débattre ni orienter les débats.
A près de quatre années de révolution, le commun des citoyens tunisiens ne sait plus où donner de la tête, ni quel sens donner aux bulletins de vote qu'il glissera dans l'urne les 26 octobre et 23 novembre prochains. Ne trouvant même pas le parti le moins mauvais, il choisira très certainement de s'abstenir.
Tout ça... pour ça! La Révolution du jasmin, la première révolution du Printemps arabe, ce miracle tunisien du 21e siècle qui nous a valu des standing-ovations aux quatre coins de la planète n'accoucherait, en définitive, que de toutes ces déceptions, de toutes ces erreurs et de toutes ces supercheries!
Notes:
(1) Nous n'utiliserons, dans cette analyse, que certains indicateurs de ce que le PRC a découvert sur l'état des lieux de notre révolution. Les statistiques ayant trait aux intentions de vote, aux chances de succès ou d'échec des partis et à la popularité des candidats aux élections ne seront pas commentées dans cet article...
(2) Ce concept d'opposition est devenu très vague et a fini par créer une confusion si grande qu'il mérite, de toute urgence, une clarification. Il faudrait, pour la clarté de l'analyse, créer une catégorisation des oppositions afin de pouvoir mieux classifier la nature de l'opposition (sociale, politique, économique et/ou culturelle) et déterminer le degré de son efficacité. Ainsi, nous parviendrons à distinguer l'utile, l'inutile et le nuisible. Exemples: tous les Destouriens ou les Rcdistes ne sont pas «à mettre dans le même sac»; tous les hommes d'affaires n'étaient pas des rapaces et des corrompus ; tous les «démocrates» ne sont pas nécessairement aussi modernistes et aussi progressistes qu'ils ne le prétendent.
Cet effort d'analyse permettrait, peut-être, de distinguer les «bons opposants» des «mauvais opposants» et clarifierait, enfin, le débat: chacun aurait ainsi le rôle qui lui sied – et le respect qu'il mérite...
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