Et si on parlait de la résurgence du tribalisme et du clanisme, phénomènes que nous pensions avoir définitivement oubliés dans notre pays? Quelles en sont les causes et quelles solutions pourrions-nous y apporter? Par Ridha Kéfi
Mais d’abord, les faits: depuis le mois de mars, le gouvernorat de Gafsa a connu des confrontations sanglantes entre des tribus et des familles de Metlaoui, M’dhilla et Sned, qui ont fait jusque là 5 morts et plusieurs blessés, en plus de dégâts matériels importants dans l’un des établissements scolaires de la région.
Un «complot Rcdiste»?
Ces confrontations ont culminé la semaine dernière. A la suite d’une simple dispute entre deux élèves du lycée de Sned, déclenchée dans la nuit du jeudi 14 avril, des affrontements ont eu lieu les jours suivants entre des groupes d’élèves et des habitants de la ville de Sned et ceux de la localité d’Alim. Ces affrontements ont dégénéré, le 19 avril, en des actes sanglants. Les antagonistes ont échangé des coups de pierres et fait usage d’engins pointus et d’armes blanches. Et il a fallu l’intervention des forces de l’armée, de la sécurité et de la garde nationale, appuyées par deux hélicoptères, pour séparer les deux parties, disperser les agitateurs et fermer le lycée.
Bilan des affrontements: deux élèves du lycée de Sned morts, 43 blessés et d’importants dégâts (incendie de deux véhicules et de deux locaux de mécanique auto ainsi que des motocycles et un restaurant), sans parler des dégâts causés à l’établissement (une voiture administrative brûlée, une partie de l’internat incendiée, en plus du saccage des salles de classe, de la cantine scolaire et du dépôt de nourriture…).
Ces événements ont contraint les autorités à proclamer un couvre-feu, à partir de 17 heures à 5 heures, dans la délégation du Sned, à partir du 19 avril et jusqu’à nouvel ordre. Les collèges et lycées de la délégation ont également été fermés.
Certains ont accusé des partisans de l’ancien régime et des membres du Rcd, l’ex-parti au pouvoir dissous, d’être impliqués dans le déclenchement des conflits. Mais même si l’on retient cette thèse du «complot Rcdiste», assez commode en ces temps de suspicion généralisée et qui exigerait des preuves autrement plus tangibles, les causes de ces événements sont beaucoup plus profondes.
S’attaquer aux causes profondes
Parmi ces causes, on citera d’abord la faiblesse de l’Etat, adossé aujourd’hui à un gouvernement de transition dont la légitimité est sujette à caution jusqu’à l’élection de l’assemblée constituante, le 24 juillet prochain, voire jusqu’à l’avènement d’un nouveau gouvernement élu et, surtout, reconnu par toutes les forces politiques du pays.
Le manque d’autorité du gouvernement issu de la révolution du 14-Janvier, conséquence de ce déficit de légitimité, alimente, chez une partie de la population, surtout celle des régions longtemps délaissées par l’Etat et privées d’investissements publics, un sentiment de frustration qui semble libérer, chez elles, toutes les rancœurs passées et justifie, à ses yeux, ces accès de colère dont Metlaoui, Sned et M’dhilla ont été récemment le théâtre.
Autre explication: dans les moments difficiles, et en l’absence de cadres de référence sociopolitiques (un gouvernement fort, des partis crédibles, des organisations représentatives…), les populations de réfugient dans ce qu’elles considèrent comme les premières cellules d’organisation sociale: la famille, le clan, la tribu… Le sentiment d’appartenance nationale et le sens civique – si tant est qu’ils aient jamais existé dans ces régions injustement marginalisées et délaissées par l’Etat – laissent ainsi la place à des sortes de solidarités claniques et tribales.
Par ailleurs, les habitants de ces régions du centre et de l’ouest, réputées réfractaires et frondeuses – et cela depuis Jughurtha, deux siècles avant J.-C. –, d’où est d’ailleurs parti la révolution tunisienne, s’impatientent de récolter les fruits de leurs sacrifices et ils se sentent même, à tort ou à raison, comme étant déjà exclus de l’après-Ben Ali. Les accès de colère qui y sont enregistrés, à intervalles réguliers, et quels qu’en soient les éléments déclencheurs, doivent être interprétés comme des signes d’impatience voire comme des appels à l’aide.
Le gouvernement de transition a certes pris plusieurs mesures en faveur de ces régions. Il a même réorienté ses dépenses publiques prévues dans le budget de 2011 vers la satisfaction des priorités et des urgences de ces régions, mais les résultats de ces réajustements ne devraient pas être perçus avant plusieurs mois, sinon plusieurs années, tant les retards et les besoins de ces régions (emplois, infrastructures économiques, assistance sociale...) sont immenses.
Une politique de développement plus équitable
Tout cela pour dire que l’on ne vaincra pas le tribalisme, le clanisme et le régionalisme – lequel sévit aussi dans notre pays, alimenté par une redistribution inégalitaire des fruits de la croissance économique – sans une politique de développement plus équitable et plus cohérente qui mettrait, à terme, les régions au même niveau et à même pied d’égalité. Et cela ne sera pas possible avant plusieurs années, sinon une décennie ou deux. D’ici là, il va falloir gérer avec tact et doigté, et surtout beaucoup de pédagogie, les résurgences de ces phénomènes qui risquent de nuire à l’unité du pays.
Aussi, et tout en déplorant que les récents affrontements à Sned, Mdhilla et Metraloui, n’aient pas suscité de débat politique dans le pays – les partis, qui sont déjà en précampagne, semblent avoir la tête ailleurs –, nous notons cependant, avec satisfaction, la tenue, samedi, d’une marche pacifique contre le tribalisme et le clanisme dans la région à Gafsa. Selon l’agence officielle Tap, les centaines de manifestants (syndicalistes, représentants de partis politiques et défenseurs de droits de l’Homme) ont scandé des slogans appelant à l’union nationale, à l’attachement aux valeurs et principes de la république et au dévouement aux martyres de la révolution du 14-Janvier.
Cet acte de citoyenneté ne doit pas rester isolé.