Extrait tiré de l’introduction de l’ouvrage de Samy Ghorbal ‘‘Orphelins de Bourguiba & héritiers du Prophète’’ (Cérès éditions, Tunis, janvier 2012).
Par Samy Ghorbal*
Pendant des décennies, Zine el Abidine Ben Ali a bénéficié de la mansuétude de l’Occident en se faisant passer pour un rempart contre l’islamisme. Mais en réalité, il n’a rien fait pour enrayer la «salafisation des esprits».
La «stratégie de l’accommodement»
Samy Ghorbal sur l'avenue Habib Bourguiba
Confronté après 2000 à l’érosion du consensus économique et social, son régime a tenté – timidement d’abord, puis de manière plus ostensible – de réactiver le «consensus identitaire-religieux». L’érection d’une grande mosquée à Carthage, la création, sous l’égide de Sakhr El Materi, gendre affairiste du président, d’une radio religieuse, radio Zitouna, le lancement, un peu plus tard, d’une banque islamique, ou encore l’invitation, en 2009, du cheikh Youssef Al Qaradhawi, le téléprédicateur vedette de la chaîne qatarie Al Jazira, sont des signaux sans équivoque en direction des segments néo-fondamentalistes de l’opinion. Ils relèvent pleinement de cette «stratégie de l’accommodement» mise en œuvre méthodiquement au cours des dernières années de la dictature.
Ben Ali a sciemment brouillé les repères hérités de la période bourguibienne. Il a permis et encouragé le retour en force de «l’esprit théologien» stigmatisé par son prédécesseur. Il a contribué à installer une césure entre la Tunisie et l’Universel, alors que l’intention réformiste bourguibienne visait au contraire à arrimer la Tunisie au mouvement de la civilisation et aux valeurs de la modernité. Le projet moderniste impulsé par la génération de l’indépendance s’est affaissé, avant de tomber en déshérence. Le rapport global Etat/politique/religion a subi une altération profonde.
Schématisons : sous Bourguiba, tout particulièrement au cours des treize premières années de son règne, la religion était placée au service de l’Etat, de la modernité et de la réforme. Sous Ben Ali, la perspective s’est renversée. L’Etat a multiplié les concessions hypocrites à la tradition et a feint de se placer au service de la religion. L’Etat-Rcd a tourné le dos aux paradigmes de l’Etat néo-destourien et cédé à la tentation du renoncement. Il est devenu passif, un frein au progrès de la société et un obstacle à sa démocratisation : «sans charisme, sans projet, sans légitimité historique, dépourvu de légitimité populaire, il est [maintenant] tourné vers le passé. Il ne fait que caresser la société en la nourrissant de tradition, le plus souvent assimilée par l’un comme par l’autre à l’islam. A défaut d’être populaire, l’Etat se fait populiste». Ce diagnostic désenchanté, tiré du dernier livre du professeur Ali Mezghani(1), paraît sans appel. Le mal est profond. Est-il pour autant sans rémission ?
14 janvier/23 octobre 2011
Un voile qui se déchire : c’est ainsi que l’on pourrait être enclin à lire l’événement considérable dont la Tunisie a été le théâtre le 23 octobre. Le crépuscule de la modernité. La revanche de Dieu, ce Dieu laissé pour mort par Friedrich Nietzsche, et qui ne l’était pas, car Dieu n’est jamais mort en terre d’Islam.
Sommes-nous arrivés à un tournant de l’histoire ? Assistons-nous, avec le retour du religieux, au reflux de l’universalisme ? A l’essoufflement de cette idéologie qui a fait corps avec l’histoire de l’Occident mais qui semblait devoir étendre son empire sur notre monde ? Sommes-nous subitement devenus les orphelins de Bourguiba et les héritiers du Prophète ?
La Révolution du 14 janvier nous avait laissé entrevoir le magnifique espoir d’une modernisation démocratique de notre pays. Elle nous avait donné le droit de rêver. De rêver d’une société de liberté, d’une société plus juste, plus harmonieuse, plus moderne, dans laquelle le citoyen aurait joui de la plénitude de ses droits. D’une société régulée par le droit et non par la force, le jeu des influences ou l’idéologie. D’une société offrant les mêmes chances et les mêmes opportunités à tous. D’une société dotée de véritables institutions. D’une société au sein de laquelle la femme tunisienne aurait eu toute sa place. Au lieu de quoi elle accouche de la promesse métaphorique d’un sixième califat. Faut-il donc se résigner à l’idée que cette révolution civile et pacifique, cette révolution de la liberté et de la dignité n’ait été qu’un formidable malentendu ?
Croire en notre modernité : nous n’avons pas le droit de déserter
Non. Certainement pas. La Révolution a libéré les Tunisiens de l’oppression, et ce faisant, elle a permis aux forces antagonistes qui travaillaient le corps social de se donner à voir au grand jour et de s’exprimer sur la scène politique. Elle a mis à nu les ambivalences et les contradictions de notre modernité. Il serait bon cependant de rappeler quelques vérités élémentaires. La Révolution tunisienne n’a été le fait d’aucune idéologie et les islamistes n’y ont pris aucune part. La Révolution n’a pas été le fait des régions de l’intérieur contre celles du littoral. Elle n’a pas été le fait de la jeunesse désœuvrée contre la bourgeoisie citadine. Elle a été l’œuvre du peuple tunisien dans son ensemble. C’est cette cohésion remarquable qui a permis au mouvement révolutionnaire d’avoir raison de la tyrannie. Et c’est parce qu’elle ne faisait qu’un avec le peuple que notre armée, appelée à la rescousse par un régime aux abois pour mater l’insurrection des Tunisiens, a refusé d’obtempérer et a permis, par ce refus, à la Révolution de triompher. L’armée à été la gardienne de l’idée de l’Etat que la dictature avait avilie et bafouée. Et c’est cette idée de l’Etat, que nous avons reçu en héritage de la génération de l’indépendance, qui a permis à la Tunisie de se relever…
L’acquis de la révolution est triple : le rejet de la dictature, l’attachement à la liberté, sous toutes ses formes, notamment la liberté d’expression, et l’affirmation des droits et de la véritable souveraineté du peuple. A ce triple acquis, il conviendrait d’ajouter ceux de la sécularisation bourguibienne : le caractère séculier de l’Etat, c’est-à-dire l’article 1er, et les droits de la femme, c’est-à-dire le Code du Statut Personnel. Le reste, tout le reste, sera matière à débat. Et risque de nous déchirer. Nous citerons, pour mémoire, car la liste n’est malheureusement pas exhaustive : l’articulation concrète entre la politique et la religion ; la conception du rôle de l’Etat, un Etat neutre, impartial, garant des libertés individuelles, ou un Etat gardien de l’ordre moral et «garant» de l’identité ; la place et le rôle de la femme dans la société ; la langue, et en particulier le statut la langue française dans l’enseignement…
Alors, peut-on trouver des raisons d’espérer ? Il ne sert à rien de se mentir. Le rapport de forces est terriblement déséquilibré : tous additionnés, les partis de la mouvance démocrate-séculière représentent à peine 45 députés à la Constituante. Ennahda, à elle seule, en compte près du double. Mais la bataille ne fait que commencer. Le chemin est long. Il sera escarpé. Mais nous devons nous convaincre que le combat n’est pas perdu. Nous devons croire en notre étoile, celle qui orne notre drapeau tunisien : n’a-t-elle pas réussi à cohabiter harmonieusement avec le croissant ? Ayons foi dans notre histoire. Elle leur appartient. Mais elle nous appartient aussi. Elle n’est pas écrite d’avance. Elle est ce que les hommes décident d’en faire. Nous n’avons pas le droit de céder à la tentation du renoncement. Nous n’avons pas le droit de déserter. De nous, on attend maintenant un acte de foi. Une foi obstinée, inflexible et inébranlable dans nos valeurs, nos principes et dans la force de la modernité à laquelle nous aspirons. Plus que jamais.
Note :
1- Ali Mezghani, ‘‘L’Etat inachevé, la question du droit dans les pays arabes’’, Paris, Nrf/Gallimard, 2011, page 154.
* Né en 1974, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et spécialiste du Maghreb, Samy Ghorbal a été journaliste à ‘‘Jeune Afrique’’, entre 2000 et 2009. Il s’est ensuite consacré à l’écriture de cet essai. Il s’est engagé en politique après la Révolution du 14 janvier, en rejoignant l’équipe d’Ahmed Néjib Chebbi, le leader du Pdp, comme conseiller politique. Il a notamment participé à l’écriture du programme du parti pour les élections du 23 octobre 2011.
La rédaction d’‘‘Orphelins de Bourguiba & héritiers du Prophète’’ a été entreprise en 2009, soit près de 18 mois avant la Révolution.
L’auteur procèdera à une séance de signature de son ouvrage, le 28 janvier, à La librairie Millefeuille, à La Marsa.