A la veille de Ramadan, l'auteur propose un article sur le narguilé ou shisha, des points de vue de l'histoire, de la tradition et de la culture, mais aussi son degré de nocivité et les précautions requises pour s'en protéger.
Par Kamal Chaouachi*
Devinette jordanienne: «'Amîra fî qasrihâ; wa yaduhâ 'alä hasrihâ?» («Qui est cette princesse dans son palais, la main sur sa hanche posée?»)
Le mois du jeûne rituel qui approche est traditionnellement connu pour sa sociabilité nocturne inaugurée autour de la table servie. De Tunis à Damas et du Caire à Bagdad, une convivialité de même nature s'épanche de manière remarquable sur les terrasses des cafés grouillant de monde jusqu'à une heure avancée de la nuit bercée par le glouglou des narguilés... Mais que savent l'homme et la femme de la rue tunisienne de cet objet si banal? Si l'on convient qu'il a suscité une culture matérielle (l'objet en soi) immémoriale, il a également produit une véritable culture immatérielle au sens même où l'a définie l'Unesco dans le cadre du Patrimoine Mondial.
Convivialité, partage et dialogue des civilisations
En effet, le narguilé est avant tout un geste, rituel et humain, et les raisons de sa vogue (découverte pour les uns, renaissance pour les autres) surprenante, ininterrompue depuis deux décennies, sont nombreuses et ont été analysées en détail dans un ouvrage de référence[1]. L'une d'elle est justement la convivialité très spécifique de cet objet. Mieux, à la lumière des processus révolutionnaires en cours dans le monde arabe, son geste, également unique, peut aussi s'interpréter comme celui d'un contre-rite de masse défiant par son symbolisme ouvertement libertaire et provocateur une certaine mondialisation, celle-là même que les Tunisiens, dans leur révolte, ont refusée: celle du chômage chronique et massif, de la censure, des conflits incessants, bref d'un totalitarisme plus sournois encore que tous ceux que l'humanité avait connus à ce jour.
"Femmes de Tunis dans leur appartement" (Anonyme).
De là, on peut se demander si l'irruption de l'antique narguilé sur la scène mondiale postmoderne, par son geste convivial, invitant au partage, au dialogue, selon un temps long et des modalités ludiques, ne fut pas un signe avant-coureur des événements qui allaient se produire en Tunisie vingt ans plus tard, pays de convivialité, partage et dialogue des civilisations.
Au cours de la décennie passée, une grave erreur, tant de la part des scientifiques que d'une partie du grand public, fut de ne considérer qu'un seul aspect du problème se résumant souvent à la question toutefois mal posée, foncièrement insidieuse et devenue «la mère des questions»: «le narguilé est-il plus dangereux que la cigarette?». Ne considérer que la seule dimension sanitaire de la pratique associée revenait à la réduire à la simple manipulation d'un flacon rempli d'eau connecté à quelque alambic dans un laboratoire de chimie...
Or, avant une si soudaine médicalisation de la question, la question principale qui hantait les esprits était: d'où le narguilé vient-il? Rappelons brièvement que les hypothèses les plus consistantes pointent vers l'Afrique orientale où l'on a retrouvé dans une grotte d'anciens spécimens de pipes à eau primitives datant du 14e siècle. L'Inde, souvent citée, était par conséquent une «fausse piste» exploitée par des experts de l'OMS animés par une volonté de «démontrer» ainsi que le «mythe» (sic) de la filtration du narguilé aurait été aussi ancien que celui de sa découverte[2]...
Mosaïque dans un café de Béja.
Avant d'aborder la question de ce qu'il faut savoir sur la toxicité de la pratique, des précautions langagières s'imposent. Par exemple, les Tunisiens savent-ils que le (n)arghilé (ainsi nommé en Syrie, au Liban, en Turquie et en Iran notamment), identifié comme «chicha» Tunisie, est connu sous le terme de «hookah» au Pakistan, Népal, Bangladesh, Inde et dans de nombreux autres pays, anglophones, y compris en Angleterre et aux Etats-Unis? Mieux, sont-ils conscients du fait qu'un tel mot, désormais mondialement célèbre en vertu de la mode universelle que l'objet a générée, est employé pour nommer l'ensemble de l'appareil alors qu'il désigne à proprement parler le récipient à eau seulement? Or, un tel mot provient de l'arabe «huqqa» hérité à l'époque moghole et qui signifie cavité, soit un objet creux comme, par exemple, dans « huqqat el-qurbân» (ciboire). D'ailleurs, ce mot est resté dans l'altération vernaculaire (tunisienne) «hukka» qui désigne aujourd'hui une boîte quelconque, laquelle vient encore souligner l'étymologie en question...
De la toxicité du narguilé...
Quand, il y a plus de dix ans, la vogue mondiale du narguilé avait déjà atteint l'intérieur des terres des continents nord-américain, européen et océanien, les organisations anti-tabac, très influentes au sein des Ministères de la Santé à travers dans le monde et infiltrées également au cœur même de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), ont immédiatement adopté la manière forte pour tenter d'endiguer son développement ininterrompu. Pendant plus d'une décennie, soit de 2002 à nos jours, elles se sont livrées à une surenchère permanente, annonçant régulièrement dans les médias qu'une séance de narguilé correspondrait à la consommation de 20, 40, 50, 100, 200 cigarettes (et jusqu'à 450-900 cigarettes selon un reportage de la très «sérieuse» BBC)[3]. Quitte à une confrontation directe avec les intéressés pour qui le symbole du narguilé restait puissant, les aspects socioculturels furent systématiquement niés.
Salon de narguilé en France.
Dans les médias en question, on ne décrivait plus le nargilé qu'en termes de monoxyde de carbone, goudron, nicotine, dépendance, cancer, maladies respiratoires, tabagisme passif, etc.
Du côté des chercheurs en sciences sociales (sociologie et anthropologie), et tant en «Occident» qu'en «Orient», un étrange silence devant une pratique pourtant quotidienne, massive et visible, a toujours régné.
Ces chercheurs qui sont si bavards quand il s'agit de toutes sortes de sujets, parfois les plus futiles, révélaient soudain qu'ils avaient littéralement démissionné en livrant le narguilé sur un plateau à leurs collègues des sciences dures, particulièrement aux «blouses blanches»...
Or, quoi de plus social et culturel que le narguilé et qui mieux que les premiers étaient habilités à traiter de la question? On a ainsi vu des médecins et épidémiologistes s'essayer à la sociologie, démarche spontanée en soi très louable mais pour malheureusement proférer des énormités rapportées jusque dans le premier rapport de l'OMS jamais publié sur le sujet depuis la création de cette organisation.
Par exemple, on peut lire dans ce document qu'il serait courant dans le monde arabe (y compris en Tunisie, donc) que les enfants fument le narguilé en compagnie de leurs parents[2]... Imaginons un seul instant la réaction que susciterait ne publication officielle semblable émanant d'une quelconque agence de l'Onu et affirmant très «scientifiquement» qu'en Europe, les parents enseignent à leurs enfants à fumer la pipe et le cigare... En Suisse, les dirigeants de l'association OxyGenève sont littéralement devenus hystériques à son sujet. Non seulement reprirent-ils, les yeux fermés, le cliché grossier et mensonger de l'OMS mais ils «en rajoutèrent» au point de mettre en scène de soi-disant «nombreux parents» et «parfois de très jeunes adolescents de 12 ans ou moins» «dans le logement familial». Il est inutile ici d'aller plus loin dans les détails indécents d'une telle xénophobie savante. On aura compris que les auteurs stigmatisent ainsi des familles de migrants jugées trop «laxistes»[4]...
Syrie: un homme bravant l'interdiction de fumer le narguilé dans les lieux publics.
Pourquoi donc, et selon une étrange coïncidence – au lendemain même des événements de 2011... –, le narguilé était-il devenu responsable de tant de maux, au point d'être traité comme un virus redoutable ou, mieux encore, une arme de dIstrAction massive?
Passons à des choses plus sérieuses comme le cancer et la «dépendance à la nicotine».
Pendant des décennies, les chercheurs d'Asie et d'Afrique avaient considéré, sur la base d'observations de leur propre quotidien, et parfois même avant que la cigarette ne devienne répandue dans leurs sociétés comme c'est désormais le cas, que le narguilé ne semblait pas causer le même lot de maladies, à commencer par le cancer. Bref, pendant des siècles, non seulement le narguilé n'avait pas causé de problèmes sanitaires mais, en plus, il ne semblait pas susciter de dépendance; en tout cas rien de semblable à ce qui «accroche» les fumeurs de cigarettes quand ils sont «en manque».
Cette différence est particulièrement frappante chez les usagers du tabamel parfumé (moassel, mélange d'environ 30% de tabac, avec de la mélasse/miel, de la glycérine et des arômes), le produit à l'origine de la vogue mondiale. Il est à noter ici que les activistes anti-tabac se refusent à faire la distinction (tant dans leurs études, ce qui est scientifiquement très préoccupant, que dans leurs affirmations à l'emporte-pièce) entre le tabamel et d'autres produits comme le jurâk (prononcé «jirâk» en Tunisie), plus fort, non parfumé et plus «masculin» ou encore le tumbâk/'ajamy particulièrement apprécié des Syriens, Libanais, Turcs et Iraniens.
Dans ce domaine à la croisée des cultures, de la santé et des intérêts commerciaux, l'existence de deux protagonistes sont à prendre en considération: l'industrie du tabac et l'industrie pharmaceutique.
Tabamel Sidi Bou Saïd.
Pour la première, qui confectionne les cigarettes, il apparaît qu'un narguilé trop à la mode est à même de lui limiter son «marché» de clients à vie. En effet, l'absence de dépendance (ou, en tout cas, sans aucune commune mesure avec celle induite par la cigarette) est un trait caractéristique du narguilé et cela pour des raisons tant pharmacologiques que psychologique et culturelles. Il est bien connu que «contrairement à la cigarette, les fumeurs ici considérés ne cherchent pas à satisfaire une dépendance ou calmer une anxiété, mais plutôt à prendre le temps de se parler, s'écouter et partager, à tour de rôle, en se tendant fraternellement, rituellement et symboliquement, le tuyau d'aspiration» et que «toute cette mise en scène autour d'un objet n'est au fond que prétexte à l'émergence d'une parole, privée, publique et libératrice»[1].
Quand à l'industrie pharmaceutique, second acteur majeur, et qui commercialise des produits de «substitution» à la nicotine, dits «propres», comme les timbres et gommes à la nicotine et des médicaments comme le Zyban (bupropion) ou le Champix (varénicline), elle s'est distinguée par le financement précoce, direct ou indirect, de programmes/centre de recherches dédiés et d'études anti-narguilé.
Dès 2002, des millions de dollars se débloquaient pour financer deux entités principales: le Centre syro-étatsunien d'études sur le tabac (US-Syrian Centre for Tobacco Studies) installé – et c'est assez surréaliste de le constater aujourd'hui, en Syrie et, plus précisément, à Alep (Halab)... – et le programme de l'université US-américaine au Liban (US-American University of Beirut).
Ces deux institutions, qui ont notamment produit, sans consultation aucune et en faisant fi de tous les principes éthiques, le rapport erroné de l'OMS[2], ont publié des dizaines d'articles décrivant souvent des expériences en laboratoire particulièrement biaisées parce qu'elles ne prennent pas en compte les différents types d'objet (la variété culturelle des pipes à eau est très grande), de produits (tabamel, jurak, tumbak, etc., sont complètement différents les uns des autres, chimiquement parlant pour commencer), de modes d'usage (charbon en contact direct avec le produit fumé; séparé par un écran thermique (feuille d'aluminium ou disque en étain, etc.); etc.
Ouvrage de Kamel Chaouachi édité par L'Harmattan à Paris.
Cependant, le plus grand biais, fut celui de recourir systématiquement à l'emploi d'une machine à fumer (tirant une bouffée périodique toutes les 17 secondes, sans arrêt pendant une heure...) supposée modéliser le fumeur ordinaire moyen.
Evidemment et malgré la présentation scientifique des résultats, il s'agissait d'un leurre scientifique et une grossière caricature qui furent tôt dévoilés et explicités à la communauté des chercheurs[2][6].
Par ailleurs, les études de toxicité (dosage des hydrocarbures aromatiques polycycliques, nicotine, amines aromatiques primaires, etc.) récentes menées par d'autres chercheurs, pourtant anti-tabac, à partir de marqueurs biologiques sur de vrais fumeurs, ont fini par révéler le degré de la manipulation.
Un second biais, qui a beaucoup contribué à faire exagérer la formation de produits toxiques soi-disant générés par le narguilé, était le fait que ces mêmes expériences, menées dans les laboratoires de l'US-American University of Beirut, impliquaient que le charbon reste au même endroit au dessus de la feuille d'aluminium pendant une heure entière, temps durant lequel la machine «pompait» toutes les 17 secondes...
Les amateurs tunisiens pourront apprécier par eux-mêmes la valeur d'un tel «protocole» scientifique en relevant, à juste titre, qu'il favorise de fait la carbonisation du tabamel (moassel). En effet, dans les cafés de leur pays, il est bien connu que le garçon, ou l'employé dédié à la pipe et au brasero (kânûn), vient régulièrement renouveler les braises du narguilé servi au client et les changer de leur position initiale.
Un troisième biais majeur réside dans le fait que dans nombre d'études, les volontaires sélectionnés étaient simultanément des fumeurs de cigarettes ou encore d'ex-usagers de ces dernières.
Enfin, nous n'insisterons pas trop sur le tour de magie qui consiste à proposer une «étude» dans laquelle des volontaires doivent fumer plusieurs pipées quasi successives en quelques heures d'intervalle (comme si c'était la norme alors qu'en fait la moyenne mondiale se situe autour de 3 narguilés par semaine et non pas 3 par jour...)[8].
Plus frappant dans ce domaine qu'il convient de qualifier de malhonnêteté intellectuelle («scientific misconduct» en anglais), l'eau du narguilé n'est souvent pas changée à la fin d'une séance de manière à ce que la fumée devienne vite saturée de substances chimiques normalement filtrées par le liquide[7][8]...
Au Pakistan, des chercheurs indépendants (de l'industrie du tabac et de l'industrie pharmaceutique) ont mis fin à nombre de spéculations et d'aberrations diffusés dans les médias, anglophones notamment, au sujet de la relation entre narguilé et cancer. Sous la direction du Dr Sajid et ses collègues de l'institut de médecine nucléaire et radiothérapie de Multan (Minar), une double étude de nature étiologique fut publiée dans le journal de réduction des risques nord-américain (Harm Reduction Journal)[9]. Rremière du genre et restée la référence mondiale en la matière, elle fut menée sur des sujets usagers exclusifs du hookah (villages reculés du Pundjab) ayant fumé de cette manière pendant des décennies, et à raison de plusieurs séances par jour, de grandes quantités de tabac (60 grammes de tabac par pipe ajoutés à 60g de mélasse, soit l'équivalent de 60 cigarettes d'1 g chacune), dans le fourneau (chillum, ra's, keskes). Les résultats montrent que le taux d'un marqueur biologique du cancer (CEA), dosé par prélèvement sanguin, était la plupart du temps plus faible chez les fumeurs exclusifs de hookah que ceux de cigarettes.
Femmes blondes fumant lenarguilé, "The Guardian" (23 mai 2009- Ph. Barbara Nadel).
Par ailleurs, un effet dose-réponse fut observé. Tous ces résultats, non seulement confortent les observations des décennies passées par les médecins en Asie et en Afrique[7][9], mais confirment également le caractère moins cancérigène de la fumée du narguilé comparativement à celle de la cigarette.
Par ailleurs, des études toxicologiques (sur les hydrocarbures aromatiques polycycliques, aldéhydes, métaux lourds, etc.) menées notamment en Egypte et en Arabie bien avant l'année 2002, concordent avec les observations cliniques[10]. Ces faits scientifiques apparemment «têtus» s'expliquent de manière simple et claire.
La chimie de la fumée du narguilé...
1- Chimie de la fumée. La fumée du narguilé est beaucoup moins concentrée en substances chimiques que celle de la cigarette. Dans cette dernière, on a recensé à ce jour près de 5.000 produits différents. Dans celle de la shisha, des chercheurs de l'Université Royale d'Arabie en avaient comptabilisé 142 seulement[6].
Une telle fumée est donc qualitativement plus proche de la vapeur produite par les cigarettes électroniques, outils de réduction des risques récemment inventés et mis sur le marché par des sociétés principalement chinoises.
2- Le tabamel n'est pas brûlé mais simplement chauffé. Le tabamel (moassel) n'est pas brûlé comme dans la cigarette dont le cône atteint près de 900°C. Un intermédiaire (en général une feuille d'aluminium perforée) sert d'écran thermique entre le charbon et le tabamel. La température de ce dernier dépasse rarement les 200°C. Tout l'art consiste à en empêcher la combustion en quelque point que ce soit. Une image appropriée est celle de la cuisine à feu doux libérant de nombreuses saveurs par opposition à la cuisine à feu fort.
Uniquement chauffé, et donc non brûlé (contrairement à ce qu'ont affirmé les experts de l'OMS dans leur rapport[2]), les réactions chimiques (comme celle de Maillard notamment) dont le tabamel fait l'objet sont complètement différentes de celles qui ont lieu à l'intérieur d'une cigarette. Transportés par la glycérine, les arômes du tabamel, mais aussi la nicotine, vont se vaporiser pour être ensuite inhalés par le fumeur.
3- Nicotine. Des études ont montré que la nicotine physiologiquement absorbée par un fumeur de narguilé (pendant une séance d'environ une heure) correspond en moyenne à celle d'une à deux cigarettes au maximum. Ce fait à lui seul pulvérise l'argument longtemps utilisé comme épouvantail par les organisations anti-tabac : celui du risque de dépendance au narguilé, souvent décliné en anglais et dans les médias par le jeu de mots : «hooked on hookah» (accroché au narguilé)[11].
4- Goudron. Là encore, la confusion a atteint son comble quand des chercheurs anti-tabac ont comparé narguilé et cigarettes sans informer le grand public de la signification même de la définition officielle (tabacologique) du terme «goudron». Pour la cigarette, cette substance visqueuse et noirâtre (qui n'est pas contenue dans le tabac lui-même mais qui apparaît dans la fumée) est très concentrée et contient effectivement des produits cancérigènes. Dans le cas du narguilé au tabamel, la fumée est principalement constituée (à 80-90%) de vapeur d'eau (id.) et de glycérol (biologiquement inactif). Les chercheurs anti-tabac ont non seulement tu ce fait d'importance majeure mais se sont également abstenus de révéler que le calcul arithmétique du goudron inclut la proportion de glycérol, ce qui rend, du coup, les comparaisons extrêmement relatives et trompeuses. Bref, goudrons de cigarette et narghile sont, qualitativement parlant, complètement différents l'un de l'autre[2][6].
5- Monoxyde de carbone. En raison du charbon utilisé comme source d'énergie, le narguilé génère une quantité non négligeable de ce gaz dangereux. Toutefois, comme dans le cas du barbecue, rappelons qu'il a toujours été utilisé traditionnellement dans des endroits ventilés.
Les cafés de Tunisie ou du Moyen-Orient sont très bien aérés. Or, avec la vogue mondiale du narguilé, on a vu des jeunes inexpérimentés fumant dans des endroits totalement inadaptés. Des cas d'intoxication oxycarbonée à Singapour, en France, en Turquie ont même été signalés dans la presse médicale.
Le message, pourtant simple, était la nécessité d'une bonne ventilation. Or, en raison de leur fanatisme, les activistes anti-tabac visent aveuglément l'objectif utopique de l'éradication pure et simple du tabac et se sont toujours refusés, sur la base d'une telle doctrine que certains pourront juger criminelle du point de vue de la santé publique, à délivrer de tels messages de prévention.
6- Tabagisme passif. Dans le cas de la cigarette, cette expression floue désigne la gêne occasionnée par la fumée secondaire (le courant latéral qui s'échappe d'une cigarette entre deux bouffées), non pas la fumée primaire (celle qui sort de la bouche, puisque cette dernière a été filtrée par les poumons du fumeur lui-même). Dans le cas du narguilé, le courant secondaire est pratiquement inexistant (certes il est possible de le gonfler artificiellement en jouant notamment sur le contact entre le charbon et le tabamel...) et c'est d'ailleurs l'une des raisons qui expliquent l'acceptation sociale du narguilé.
En effet, les non-fumeurs ne se sentent pas irrités par la fumée secondaire comme dans le cas de la cigarette. Les seules plaintes observées (et encore, le sont-elles souvent comme artefact des campagnes anti-tabac dans les médias) concernent «les odeurs» dues aux arômes libérés par le tabamel et qui emplissent parfois des établissements, voire des quartiers entier de certaines villes au Moyen-Orient[1][6]...
Quand cette «pollution» a lieu en dehors de l'Afrique et de l'Asie, on peut imaginer les accès et dérives xénophobes qu'ils peuvent susciter; les plaignants invoquant alors les arguments (scientifiquement biaisés) des «experts», eux-mêmes de simples mortels n'ayant pas hésité parfois à exprimer leur rejet viscéral (pour ne pas dire «haine») de ce type d'«activité» étrangère à leur «culture»...
S'agissant d'acceptation sociale, rappelons au passage que le tabamel est un produit ambivalent du point de vue anthropologique et religieux puisqu'il combine un élément divin (le miel, explicitement mentionné dans le Coran) et un élément diabolique (le tabac, lié au feu à l'enfer, selon la même représentation)[1].
Les risques du marguilé
Le narguilé est certes moins dangereux que la cigarette mais comporte toutefois des risques à connaître...
Cela dit, si le narguilé est moins nocif («harmful» en anglais) que la cigarette comme le montre la grande majorité des études, cela ne signifie pas qu'il est sans danger («harmless»).
Les groupes anti-tabac ont joué sur la quasi homophonie de ces mots pour inventer le soi-disant mythe selon lequel le narguilé ne rendait pas la fumée «harmless». Il est clair qu'il ne s'agit pas d'un filtre parfait tout comme celui des capsules de purificateurs d'eau du robinet ne tamisent que partiellement les impuretés.
Dans une visée de réduction des risques, la raison de son invention, en des temps très éloignés, fut seulement de rendre la fumée moins nocive («less harmful» en anglais).
N'absorbant pas de l'air pur, les amateurs de narguilé, dans le cas d'un usage intensif, sont susceptibles de connaître à long terme des problèmes respiratoires du type des broncho-pneumopathies. En Tunisie, l'équipe de pneumologie et physiologie de la Faculté de médecine de Sousse s'est particulièrement illustrée par son indépendance et la qualité de ses travaux. Les spécialistes ont mesuré les variables exprimant la qualité de la fonction pulmonaire (y compris le vieillissement : «ageing» en anglais) du fumeur quotidien de narguilé (au jurak), comparativement à ceux d'un non-fumeur, et ont trouvé qu'elles été affectées, quoique dans une moindre mesure que celles enregistrées chez les fumeurs de cigarettes[12][13].
Il existe diverses façons de préparer le narguilé. L'une d'elle, en vogue depuis les années 80, consiste à insérer une feuille d'aluminium perforée entre les braises et le tabamel. Elle sert, comme nous l'avons dit, d'écran thermique. Or, si cet aluminium est de mauvaise qualité, ou si encore le fourneau métallique (ra's, keskes) est recouvert d'une protection de type «inox», on peut suspecter que des métaux lourds (cancérigènes) ne s'associent au courant inhalé par le fumeur.
C'est ce que l'on peut supposer à la lecture d'une étude tunisienne récente menée dans la région de Sfax (toutefois polluée... de) et que nous avons pris le soin de commenter afin de lancer, une nouvelle fois, un appel aux autorités sanitaires tunisiennes, en particulier [14][15].
Nous espérons que ces craintes ne se vérifieront pas, compte-tenu de l'usage très répandu de cette méthode sans qu'aucun message de prévention n'ait jamais été diffusé par les autorités sanitaires. Aussi, et depuis la présente tribune, nous invitons d'ores et déjà les utilisateurs de narguilé (et les cafetiers en premier lieu) à éviter l'emploi de fourneaux métalliques en inox (préférer ceux en argile, sans vernis) ainsi que le papier aluminium de mauvaise qualité.
Idéalement, ils devraient veiller à observer un espace entre la feuille d'aluminium et le tabamel (moassel) afin d'éviter le contact direct entre le papier et le tabamel et ainsi préserver la basse température du système. Le souci (et «l'art» pour les amateurs) permanent devrait être de produire une vapeur plutôt qu'une fumée.
Enfin, que les usagers se rappellent que moins ils fumeront fréquemment le narguilé, plus grand sera leur désir de «faire un kif» à chaque fois et mieux leurs poumons se porteront à long terme. Idéalement, ils pourraient observer un rythme d'une fois par semaine ou quinzaine, ou ne s'y adonner qu'en certaines occasions de l'année comme les fêtes de mariage ou une fois par an à l'occasion du jeûne rituel.
* L'auteur, chercheur en anthropologie médicale, a notamment publié les deux ouvrages disponibles sur le sujet («Tout savoir sur le narguilé», 2007, 2012 ; «Le narguilé», 1997) et une série d'études scientifiques sur les questions relatives à la toxicité du narguilé. Sa dernière publication d'importance traite de tabac dans les momies précolombiennes.
Références bibliographiques
[1] Chaouachi, Kamal : «Tout savoir sur le narguilé. Société, culture, histoire et santé» ; Paris, L'Harmattan, 2012, 256 pages, colour. ISBN : 978-2-296-96620-8 (éditeur précédent: Maisonneuve & Larose, Paris, 2007, ISBN : 978-2-7068-1954-4).
[2] A Critique of the WHO's TobReg "Advisory Note" entitled: "Waterpipe tobacco smoking: health effects, research needs and recommended actions by regulators". Journal of Negative Results in Biomedicine 2006 (17 Nov); 5:17. Doi:10.1186/1477-5751-5-17
[3 ] Snowdon, Chris. Shisha Madness: BBC and Department of Health accused of "gross exaggeration" in Shisha Story. 25 Aug 2009.
[4] Diethelm P. «Narguilé : attention, danger!» Dossier 07-003 - 2007-05-29. OxyGenève, Mai 2007.
[5] Chaouachi K. «Le narguilé (shisha, hookah) : une épidémie venue d'Egypte?» ; In: «Figures de la santé. Passé, présent, avenir». CEDEJ (Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales)/CNRS, Le Caire (Egypte), 2007, pages 247-267.
[6] "Hookah (Shisha, Narghile) smoking and environmental tobacco smoke (ETS). A critical review of the relevant literature and the public health consequences". Int. J. Environ. Res. Public Health 2009; 6(2):798-843.
[7] "False positive result in study on hookah smoking and cancer in Kashmir: measuring risk of poor hygiene is not the same as measuring risk of inhaling water filtered tobacco smoke all over the world"; Br J Cancer. 2013 Apr 2;108(6):1389-90. doi: 10.1038/bjc.2013.98.
[8] Jacob P 3rd, Abu Raddaha AH, Dempsey D, Havel C, Peng M, Yu L, Benowitz NL: "Comparison of Nicotine and Carcinogen Exposure with Water pipe and Cigarette Smoking"; Cancer Epidemiol Biomarkers Prev. 2013 Mar 5. [Epub ahead of print];
[9] Sajid KM, Chaouachi K, Mahmood R: "Hookah smoking and cancer. Carcinoembryonic Antigen (CEA) levels in exclusive/ever hookah smokers"; Harm Reduct J 2008 24 May; 5(19). Doi:10.1186/1477-7517-5-19
[10] Gharbi (El-), Brahim: «Tabac et appareil respiratoire», Tunis (Ariana), Institut de pneumo-phtisiologie A. Mami.
[11] Entrevue par Dr Dussart : «Point de vue sur le narguilé» ; 5 oct 2011.
[12] Ben Saad, Helmi : «Le narguilé et ses effets sur la santé. Partie I : le narguilé, description générale et propriétés»; Rev Pneumol Clin 2009 Dec;65(6):369-75. Doi : 10.1016/j.pneumo.2009.08.010.
[13] Ben Saad H: «Le narguilé et ses effets sur la santé. Partie II : les effets du narguilé sur la santé» [The narghile and its effects on health. Part II: The effects of the narghile on health]; Rev Pneumol Clin. 2010 Apr; 66(2):132-44. Epub 2009 Nov 6. Doi : 10.1016/j.pneumo.2009.08.011
[14] Chaouachi K. : "Shisha smoking, Nickel and Chromium levels in Tunisia"; Environ Sci Pollut Res Int. 2013 Jun 27. [Epub ahead of print] Doi: 10.1007/s11356-013-1935-z.
[15] Khlifi R, Olmedo P, Gil F, Feki-Tounsi M, Chakroun A, Rebai A, Hamza-Chaffai A.: "Blood nickel and chromium levels in association with smoking and occupational exposure among head and neck cancer patients in Tunisia"; Environ Sci Pollut Res Int. 2013 Apr 28. [Epub ahead of print]