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La Tunisie et la machine de propagande de Daêch

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Dans son analyse du phénomène Daêch, l’auteure le ramène à sa juste proportion : un groupe terroriste manipulateur qui se nourrit de la peur qu’il «suscite dans les têtes».

Par Christine Petré*

Depuis l’attaque terroriste contre le musée du Bardo, l’on ne compte plus les informations relayées par les médias selon lesquelles la Tunisie serait la cible prochaine de l’invasion nord-africaine de l’Etat islamique (EI, Daêch). D’après certains articles, le sort tunisien serait même définitivement scellé et les djihadistes y seraient bel et bien implantés.

Daêch, expert en manipulation médiatique

Et si tout cela n’était que de l’intox, que cette menace «daêchite» n’ait aucune espèce de fondement et qu’elle soit tout simplement un artifice de la propagande de l’EI?

L’attaque du 18 mars dernier contre le musée du Bardo, un édifice jouxtant le siège du parlement tunisien, durant laquelle 22 personnes ont trouvé la mort, était la pire action terroriste menée en Tunisie depuis l’attentat contre la synagogue de la Ghriba sur l’île de Djerba, le 11 avril 2002.

Bien que le pays ait subi la malheureuse expérience de ces actions terroristes depuis les années 1980, la plupart de ces attaques avaient pris pour cibles les institutions de l’Etat et l’appareil sécuritaire, et non pas les civils.

Jusqu’à ce jour, il demeure difficile de se prononcer avec certitude sur l’appartenance des 2 terroristes qui ont exécuté cette attaque contre le musée du Bardo. Dans un enregistrement vidéo, l’EI a revendiqué la responsabilité de cette opération, alors que le ministère tunisien de l’Intérieur a imputé cette attaque à Katibat Oqba Ibn Nafaa, un groupe terroriste affilié à Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) et soupçonné d’opérer à partir du Mont Chaambi, dans la région frontalière tuniso-algérienne. Certes, la revendication de cet attentat par l’EI n’a jamais été démentie par Aqmi, mais nombre d’analystes croient qu’il s’agit là d’une manipulation médiatique, une spécialité dans laquelle Daêch est passé maître.

Pourtant, depuis l’attaque du 18 mars, une avalanche de reportages n’a jamais cessé de soutenir cette thèse selon laquelle la Tunisie serait la prochaine étape de l’invasion daêchite de la région nord-africaine et que cette conquête a bel et bien commencé. Un de ces nombreux articles, publiés au lendemain de l’attentat du Bardo, a littéralement mis le feu à la toile, en affirmant que Tataouine, devenu avec la saga des  »Star Wars » (Guerre des étoiles de George Lucas) lieu de culte incontournable pour les amateurs de la science fiction mondiale et quasiment temple du tourisme tunisien, est sérieusement menacé par l’EI.

Tous ces articles viennent nourrir la propagande du groupe djihadiste qui a répondu à la campagne de soutien au tourisme tunisien #IWillComeToTunisiaThisSummer (Je visiterai la Tunisie cet été), sur Twitter, organisée au lendemain de l’attaque contre le musée du Bardo, que lui aussi sera présent cet été…

«Nous ne sommes qu’à quelques km de la Tunisie»

L’EI a vite fait de tourner à son avantage cet intérêt des médias internationaux pour la Tunisie, le berceau du Printemps arabe. Dans une séquence vidéo diffusée sur le net, un militant de Daêch, basé à Tripoli en Libye, a menacé les responsables tunisiens qu’il y aura vengeance pour l’emprisonnement des militants daêchites: «Ne l’oubliez, nous ne sommes qu’à quelques kilomètres de vous (la Tunisie)», a notamment averti, dans cet enregistrement vidéo, un djihadiste masqué de Daêch. De plus, une photo de la Grande mosquée de Kairouan, un des sites les plus sacrés de l’islam, a couvert la pleine page d’accueil de  »Dabiq », le magazine web du groupe terroriste.

Selon Aaron Y. Zelin, membre de l’Institut de Washington pour les Affaires du Proche Orient (Wineaa, en anglais), durant les derniers mois, l’EI n’a plus caché son intention «de construire une base et d’établir, dans un proche avenir, une nouvelle wilayah (une province) en Tunisie qui sera baptisée la Wilayah d’Ifriqiya, du nom médiéval de la région tunisienne (qui comprend également une partie du nord-ouest libyen et du nord-est de l’Algérie).»

Etant donné qu’EI ne dispose pas de groupe cible principal en Tunisie – comme Boko Haram au Nigéria –, le groupe terroriste semble avoir opté pour des appels lancés à destination des jeunes tunisiens pour qu’ils rejoignent le mouvement, soutient Nancy A. Youssef, dans une analyse intitulée «L’EI pousse vers l’ouest, convoitant l’établissement d’un nouveau califat en Tunisie» («ISIS Pushes West, Eyeing a New Caliphate in Tunisia») qui a été publiée par le ‘‘Daily Beast », le 28 avril dernier. Dans cet article, Zelin explique à l’auteur qu’«il y a des indices évidents qu’ils (les dirigeants de Daêch, Ndlr) souhaitent rendre cela officiel au plus vite. Ils veulent donner un élan sérieux à cette idée et générer l’enthousiasme qu’elle requiert.»

Pour le blogueur et analyste politique Youssef Chérif, il serait erroné de croire qu’une nouvelle vague extrémiste prendrait d’assaut la Tunisie ou que le pays céderait sous le coup d’une montée des opérations terroristes. Cependant, ajoute l’observateur tunisien, le risque existe que, dans des cas particuliers, certains individus qui ont opéré sous le parapluie du groupe Okba Ibn Nafaa en Tunisie puissent être tentés par la propagande daêchite. «Je ne pense pas qu’il existe aujourd’hui de liens entre les affiliés de l’EI en Tunisie et la direction centrale du groupe jihadiste en Irak», insiste Youssef Chérif, ajoutant que, «pour l’instant, ils opèrent en tant que cellules indépendantes – à l’image de ce qui se passe un petit peu partout dans le monde.»

Provoquer la psychose et semer la terreur

Le récent attentat contre le musée du Bardo pourrait signifier qu’il y a un changement de la stratégie terroriste en Tunisie. Avant cette attaque du Bardo, outre l’attentat de Djerba de 2002, la Tunisie a fait l’expérience de 2 tentatives terroristes manquées qui ont ciblé des sites touristiques à Sousse et à Monastir. La menace de ce type d’opération reste potentiellement sérieuse, selon Youssef Chérif, mais il ne faut nullement confondre la réalité des faits et la fiction, au risque de tomber dans le piège de la propagande de Daêch. «C’est cela leur philosophie et leur stratégie: il s’agit, pour eux, de susciter une psychose et de semer la terreur parmi la population. Ils utilisent cette peur, que propagent les médias, pour démontrer qu’ils sont forts et qu’ils sont capables de terroriser les populations», explique Youssef Chérif.

L’analyste politique tunisien rappelle que cette tactique était déjà appliquée sous le régime du président déchu Zine El-Abidine Ben Ali. «Ben Ali n’était pas aussi fort qu’on pouvait le croire. Cependant, il avait cette capacité de pouvoir deviner ce qui se passait dans la tête des gens, de leur faire peur et de les dominer», explique-t-il, ajoutant : «et j’ai bien peur que, là, nous nous dirigeons vers la même chose avec l’EI, c’est-à-dire en lui accordant un espace médiatique démesuré.»

Youssef Chérif fait observer qu’«à présent qu’ils ont mené cette attaque contre le musée du Bardo, je ne vois pas pourquoi ils ne récidiveraient pas ailleurs. Si leur objectif est de cibler les civils et les touristes, ils n’auront que l’embarras du choix, avec des sites nettement moins bien surveillés que le musée national du Bardo. Sauf que, comme nous pouvons le constater, ils ne l’ont pas fait. J’en conclus, pour ma part, qu’ils ne sont pas aussi forts qu’ils ne le prétendent. Par contre, si l’on continue de croire et de dire qu’ils sont forts, ils puiseront en cela de la force.»

Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla

Source: ‘‘Middle East Monitor’‘.

*Christine Petré est rédactrice au  »Your Middle East », un journal numérique indépendant qui publie des informations et des analyses diverses sur le Moyen Orient. Il se définit comme étant «mouvement de base et acteur de changement positif dans la région du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord (Mena)». Il s’engage, «à travers sa plateforme médiatique et les évènements qu’il organise, à établir le contact entre les personnes à l’intérieur de la région et celles de l’extérieur, et à mettre en exergue les questions fondamentales qui forgent l’avenir de cette région.»

**Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction.

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