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Ce que la Tunisie doit à l’« extrême gauche »

Beji-Caid-Essebsi-et-Hamma-Hammami

Poignée de main entre… l’extrême droite et l’extrême gauche.

Cette ‘‘Lettre ouverte au Président de la République’’ rappelle à Béji Caïd Essebsi le rôle de l’«extrême gauche» dans la libération de la Tunisie du despotisme.

Par Amor Cherni*

Monsieur le Président,

Vous avez porté de graves accusations contre une partie de notre peuple, une partie de la société tunisienne, peut-être l’une des meilleures, alors que vous êtes censé être le président de tous les Tunisiens, indépendamment de leur sexe, de leur confession, de leur race, de leurs opinions, ou de leur couleur. N’est-ce pas là, du moins, le principe fondateur de la République?

Ce qui aggrave encore ces accusations et qui met en cause votre impartialité et votre responsabilité constitutionnelle, c’est que vous les avez lancées hors de nos frontières, à partir d’un pays étranger et d’une des régions du monde les plus arriérées et qui est notoirement connue au moins pour son soutien au terrorisme obscurantiste. Appréciez, s’il vous plaît, la délicatesse de votre position et la gravité de votre acte. Car, rien ne vous empêchait de patienter un ou deux jours, le temps de rentrer au palais de Carthage, pour lancer ces accusations, à partir de nos terres et entre nous.

C’est ce que vous n’avez pas manqué de faire d’ailleurs, avec la patience en moins; puisque dès que rentré, vous avez renouvelé ces accusations à l’égard de ce que vous appelez «l’extrême gauche», qui serait, à vos yeux, «plus dangereuse que l’extrême droite» et que vous «combattez» loyalement autant que l’autre.

Or, déjà ce dernier point pose problème : comment prétendez-vous «combattre» une partie du peuple tunisien, soit un parti, soit un groupe de partis, soit une association, etc., alors que, selon l’article 72 de la Constitution, vous êtes censé être «le symbole de l’unité» de l’Etat et de la nation?

Est-ce à dire que vous êtes en train de nous informer que vous n’entendez plus vous limiter aux fonctions qui vous sont reconnues par la Constitution, et que vous comptez vous attribuer des prérogatives qu’elle ne vous reconnaît pas?

Ou bien doit-on y voir un lapsus, un simple «dérapage», à mettre sur le compte de votre passé et de votre longue appartenance à un régime despotique, où le chef de l’Etat était un chef de parti, qui utilisait toutes les ressources de l’Etat au profit de son parti unique?

Mais venons-en au problème central : qui est cette «extrême gauche» que vous attaquez et que vous accusez d’être derrière les derniers événements dramatiques que notre pays a connus?

Avant d’examiner cette question, notez d’abord, s’il vous plaît, que ce procès arbore de loin les ternes couleurs du désuet. Il y a plus de cinquante ans (Perspectives a fêté en 2013 son cinquantenaire) que nous entendons cette vieille rengaine, qui heureusement s’est vérifiée un jour, celui où les masses qui étaient censées être manipulées, depuis longtemps, par l’extrême gauche, ont manipulé la droite et l’extrême droite, et sont passées à l’offensive, balayant sur leur passage les barrières soigneusement dressées, depuis des décennies sinon depuis des siècles, sur le chemin de la liberté !

N’est-ce pas que nous devrions aujourd’hui rendre grâce à cette «extrême gauche» qui, selon vous et les gouvernements despotiques auxquels vous avez longtemps appartenu, a toujours représenté «les mains invisibles (khafiyya)», aujourd’hui recyclées et devenues grâce à votre sagacité, «mains méchantes (khabîtha)» ?

N’est-ce pas à ces «mains méchantes», si votre lecture de notre histoire récente est juste, que nous devons aujourd’hui rendre hommage pour nous avoir débarrassé du despotisme et nous avoir ouvert les portes de la liberté et de la dignité dont notre peuple est désormais fier dan le concert des nations?

N’est-ce pas que nous devrions reconnaître ces «mains invisibles», aujourd’hui réputées «méchantes», comme des mains bienfaisantes pour s’être opposées pendant plus de cinquante ans au despotisme et pour avoir défendu notre peuple contre ce fléau en animant l’université et en y installant, depuis le début des années 60, une opposition radicale qui a nourri les nuées et les générations d’étudiants, en idées saines, en idées de liberté, de dignité et de savoir; en esprit rebelle, contestant la soumission et l’avilissement, combattant l’esprit de servitude, narguant fièrement le conformisme et l’inféodation à l’impérialisme et aux puissances de l’argent?

N’est-ce pas à ces «mains invisibles», devenues aujourd’hui, par votre coup de génie, «méchantes», que nous devons des remerciements pour avoir été derrière la formation politique de ces milliers de cadres, sortis de l’université, et qui peuplent aujourd’hui ce qu’on appelle la société civile, qui a été notre chance et qui est toujours notre chance, contre le chaos, contre la guerre civile, contre l’obscurantisme et les idées rétrogrades?

N’est-ce pas à ces «mains invisibles», devenues aujourd’hui, par votre amabilité, «méchantes», que nous devons reconnaître le rôle patriotique de s’être battues pour l’émancipation des organisations nationales du joug de votre ancien PSD/RCD, pour avoir toujours été à côté de l’Uget, de l’UGTT, des organisations féminines, etc., afin de s’opposer à l’hégémonie du parti unique et lutter, à côté de notre peuple, pour sa libération.

N’est-ce pas à ces «mains invisibles» et «méchantes» que vous devriez personnellement des remerciements pour avoir été bien visibles et bienfaisantes en se battant à vos côtés et à côté de vos alliés que vous avez reniés par la suite, dans le cadre du Front du salut national et du prestigieux Dialogue national, contre le gouvernement de l’échec, pour sortir notre pays de l’impasse où il se trouvait.

Sachez, Monsieur le Président, que ces mains bienfaisantes continueront à œuvrer pour le bien de notre peuple, qu’elles seront toujours à ses côtés comme elles l’ont toujours été. Que rien au monde ne les en séparera, puisque rien déjà les en a séparées: ni la persécution, ni les arrestations réitérées, ni la torture, ni la Cour de Sûreté de l’Etat, ni le bagne de Borj-Erroumi, ni les prisons de Tunis, du Kef, ou de Kasserine, ni la radiation de la fonction publique, ni les douloureuses années de chômage, ni les exaction contre les familles, ni même les assassinats politiques !

Tout cela, Monsieur le Président, les mains bienfaisantes l’ont connu, mais il ne les a fait reculer ni sur leurs principes, ni sur leur soutien à leur peuple.

* Philosophe.

 

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