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‘‘Le corps de ma mère’’ de Fawzia Zouari : Aujourd’hui, maman n’est pas morte

Fawzia-Zouari

Dans son dernier ouvrage, Fawzia Zouari déploie des pans de la mémoire familiale dans un immense décor où évolue une myriade de personnages fantasques et attachants.

Par Slaheddine Dchicha *

Tout le monde connaît par cœur le fameux incipit de ‘‘L’Etranger’’ d’Albert Camus : «Aujourd’hui maman est morte», et même ceux qui l’ont oublié ont dû s’en souvenir à l’occasion de la parution, en 2014, de ‘‘Meursault contre-enquête’’ de l’écrivain algérien Kamel Daoud.

Comme en miroir à la phrase inaugurale de Camus, Fawzia Zouari oppose, à la dernière page de l’épilogue de son livre, ‘‘Le corps de ma mère’’, la phrase : «… aujourd’hui, … maman n’est pas morte», d’où notre titre car il nous semble rendre parfaitement compte du récit (?) du roman (?) de l’écrivaine franco-tunisienne. A cette hésitation, il est tentant de répondre «les deux ! … mon lecteur» car curieusement l’édition française, chez Gallimard/Losfeld précise après le titre «récit», tandis que la tunisienne, chez Déméter, indique «roman».

La difficulté d’écrire sur sa mère

Faut-il pour parler de la réalité en Tunisie, passer par la médiation de la fiction? Le témoignage serait-il trop violent et faut-il l’adoucir obligatoirement par l’imaginaire?

Mais qu’importe le genre surtout quand l’auteure semble vouloir le subvertir. En effet, le livre, après une brève mais dense présentation de Boualem Sansal, commence par un prologue qui relève plutôt de l’essai puisqu’elle s’y livre à une réflexion sur les trois difficultés qui l’empêchent d’écrire sur sa mère morte. Il y a, d’abord, le tabou de la mort : «… je vois les mots fondre sur lui [le corps de la mère] comme des charognards» (p.11). Il y a, ensuite, l’interdit religieux : «L’enseignement de sa religion interdisant de lever le voile sur l’intime. Celui des femmes, surtout.» (p.11). Il y a, enfin, l’inadéquation de la langue française : «Jamais la langue française ne pourrait dire ma mère. Ni la faire chanter. Ni essuyer ses larmes. Je n’écrirai pas.» (p.12)

Ces obstacles ne seront levés qu’en janvier 2011, lors du déclenchement de la révolution tunisienne. Alors, à l’instar de ses compatriotes, l’écrivaine brave les interdits et se décide à commence à écrire ce qui deviendra ce récit sophistiqué et touffu qui comme la main de Fatma ou les piliers de l’islam forme un pentagone : un prologue et un épilogue qui encadrent trois parties: 1. Le corps de ma mère ; 2. Le conte de ma mère ; et 3. L’exil de ma mère.

La narratrice commence par affronter le corps de sa mère plongée dans le coma et hospitalisée à Tunis, loin d’Ebba, son village natal d’où les membres de la famille élargie ainsi que les voisins et les connaissances affluent pour rendre visite à la malade.

Sur les conseils des médecins, les quatre filles devaient parler à leur mère, mais très vite la narratrice change de perspective : «Le meilleur remède pour la retenir en vie, ne serait-ce pas, non de parler à maman comme disent les médecins, mais de parler d’elle?» (p. 54). Mais pour ce, il faut un minimum d’informations, un minimum de connaissance, or l’auteure constate : «N’empêche, à mesure que les jours passent et que maman semble condamnée, le sentiment de l’avoir si peu connue me revient avec force. Et le risque de la voir disparaître avec ses secrets me terrifie.» (p.54)

La double trahison

Le mutisme de la mère et son refus de se raconter à ses filles sont encore plus définitifs face à la narratrice, en raison de sa double trahison : «J’ai taillé dans le vif de l’honneur tribal en épousant un étranger et j’ai fait de l’écriture un métier.» (p. 49)
Elle se résigne finalement à n’être que le scribe qui consigne par écrit l’histoire de sa mère telle que cette dernière l’a racontée à Naima, sa domestique, en fait son ombre, presque sa sœur jumelle. Et le lecteur de se trouver face à une parole rapportée mais qui prétend à l’authenticité comme la traditionnelle chaine d’attribution des hadiths qui se trouve ainsi détournée ironiquement à plusieurs reprises dans le livre : «La rumeur lui avait été rapportée par une cousine qui jurait la tenir de l’épouse du boulanger qui la tenait de la tante de l’imam qui la tenait d’une veuve joyeuse.» (p.125)

Dès lors, le récit qui était jusque-là circonscrit à l’hôpital et réduit à un huis-clos avec la famille élargie, s’ouvre sur un espace plus vaste : le village d’Ebba et la vie rurale et traditionnelle; la capitale Tunis et la vie citadine et moderne; la Tunisie colonisée et l’indépendante; la guerre d’Algérie; la France, la puissance coloniale et puis le pays d’immigration… dans cet immense décor évolue une myriade de personnages fantasques et fantastiques: un Français sanctifié et devenu marabout, des couseuses d’hymens, des accoucheuses-sorcières, des violeurs de vierges, des imams fantasques, des prostitués célestes, des savants fous, des amoureux magnifiques… tous engagés dans des situations et des aventures fabuleuses.

La profusion des événements et des personnages est telle que, à la moindre distraction, le lecteur perd pied, il ne sait plus qui est qui et commence à confondre les dates, les lieux, les identités, les liens de parenté, mais aussi la réalité et la fiction, le présent et le passé… Bref, ici s’impose la référence à ‘‘Cent ans de solitude’’, du Colombien Gabriel García Márquez et cela s’impose d’autant plus que Fawzia Zouari en spécialiste de littérature comparée fait, clairement et à plusieurs reprises, référence au réalisme magique, appellation pour qualifier plus globalement la littérature latino-américaine : «Je me suis permis de reconstituer son récit sans chercher à en dater les étapes ni à rendre crédibles les événements. Et je me dois d’avertir le lecteur : accepter l’authenticité de ce qui suit engage à entrer dans un autre temps. Et à croire l’incroyable.» (p.80)

Et l’incroyable d’advenir, lorsque Yamna ressuscite par la grâce des mots. «Ma mère n’est pas morte», cette dénégation n’en est plus une, elle évoque celle de Magritte : «Ceci n’est pas une pipe» dans son tableau intitulé «La trahison des images». En effet, la maman n’est pas morte puisque son auteur de fille lui a confectionné une sépulture en mots. Désormais les mots la représentent et l’incarnent. Elle est devenue un mythe : «la Mamma» comme l’a très bien vu Boualem Sansal.

 

* Fawzia Zouari, ‘‘Le corps de ma mère’’, éd. Déméter Tunis, et Gallimard/Losfeld, Paris, 240 p.

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