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Béji Caïd Essebsi ou le naufrage du timonier

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Affaiblis par les pernicieuses manœuvres de leur leader Caïd Essebsi, les 59 députés restants de Nidaa Tounes seraient-il réduit un jour à rejoindre… Ennahdha?

Par Yassine Essid

L’histoire foisonne d’hommes qui ont en commun d’être sortis un jour de la vie politique et, un autre jour, d’y être revenus. L’exemple de Béji Caïd Essebsi relève bien de l’art de revenir en politique en déployant des énergies incroyables pour arriver à ses fins.

Pour pouvoir revenir, il faut d’abord partir et les raisons du départ conditionnent et organisent le retour de celui qui allait être fondateur de mouvement politique et chef d’Etat. Jusque-là inconnu du grand public, le voilà qui réapparaît à la faveur de la chute d’un régime de parti unique à la politique duquel il a longuement contribué, passant étonnamment du dévouement à l’autorité d’un pouvoir despotique à l’exaltation démocratique. Un cas d’école qui autorise une analyse qui relève tout à la fois de la sphère politique, de la nature humaine, de l’instinct de puissance et de la soif de gloire et de commandement généralement incompatible avec les qualités de probité, de désintéressement et de loyauté.

Un homme porté par la Providence

Aucune résurrection politique, aucun retour après une mise à l’écart assez prolongée n’est envisageable sans des circonstances particulières. Un an après le départ de Ben Ali, le «printemps arabe» s’est transformé en un hiver islamique. Béji Caïd Essebsi se devait d’agir rapidement, poussé par l’impérieuse nécessité de sauver le pays. Dès lors, tout l’enjeu n’est pas tant dans la manière mais plutôt dans le choix du moment. Il lance aussitôt un mouvement politique mobilisateur qui se pose en challenger des islamistes alors au pouvoir en se servant de références empruntées au vaste registre de la culture politique et socio-économique occidentale et libérale adossée à un nationalisme «laïque».

Ainsi, par son habileté et son audace, il a su saisir les opportunités pour forcer le destin. Face aux ambitions des partisans du «parti de Dieu», dont l’accaparement du pouvoir fut depuis toujours son seul horizon afin de réaliser la réislamisation de la société, les adeptes de la philosophie des «Lumières» proposaient de leur côté un autre modèle de société et des styles de vie qui se dessinaient selon une vision totalement opposée. L’alternative impliquait désormais un choix entre l’«islam» d’un côté et les «libertés» ou la «démocratie» de l’autre. Aux yeux des électeurs inquiets, Béji Caïd Essebsi était vite devenu un homme porté par la Providence pour changer leur destin et celui du pays.

Jusque-là tout va bien. Du moins en apparence. Une majorité de Nidaa Tounes à l’Assemblée, un président de la république fondateur du mouvement au Palais de Carthage et des islamistes relégués au second plan qui voient leurs plans provisoirement contrariés.

Manquant des prérogatives constitutionnelles indispensables à un vrai exercice d’une autorité pleine, le réduisant au rôle d’instrument passif, il éponge sa peine à grands coups de rituels, en tâches répétitives, en voyages officiels inutiles qui lui donnent l’illusion d’exister. Tels ces rois que décrit Hérodote dont les seuls privilèges que leur accordait la cité est qu’ils avaient la première place au repas sacré, qu’on les servait les premiers et on leur donnait double portion.

La tentation autodestructrice

Incapable de rationaliser et de compenser ce sentiment d’impuissance et de frustration, il s’abandonne à des projets autodestructeurs. Il s’est mis alors à détricoter inlassablement et assidûment ce qu’il avait si patiemment tissé: la toile d’une aventure collective qui le rendait indispensable à la survie de son parti. Ce faisant il a dévoilé les atouts de la vraie nature de l’homme politique : intelligent, à la fois roublard et opportuniste tout en étant dévoué à la cause de ses adhérents. Son déterminisme sans faille lui permet de prendre le leadership à bras-le-corps. Tenant sa maisonnée d’une main ferme, il mobilise ses troupes, arbitre les différends, fait approuver ses choix, car il se voyait déjà le bâtisseur d’une Tunisie nouvelle.

Sauf que, paradoxalement, c’est Béji Caïd Essebsi en personne, hier ennemi juré d’Ennahdha et son intraitable opposant qui va redonner espoir aux islamistes. Il les associe à la prise de décision, contribue à leur mue politique et les pousse à prétendre publiquement qu’ils ont officialisé la séparation entre activités politiques et religieuses. Il ira jusqu’à oublier toute convenance en allant participer à l’ouverture de leur congrès. La parfaite entente qui n’a cessé de régner entre les deux chefs de partis, leur complicité, leurs plaisanteries occultes, leurs soi-disant nécessaires et salutaires concertations sur l’administration du gouvernement ont un prix, et un prix élevé : la liquidation progressive de Nidaa Tounes.

Plutôt que contribuer à son essor, renforcer son ancrage idéologique, élargir ses structures, veiller au respect de ses engagements envers ses électeurs, il a préféré interagir avec l’adversaire, parler avec l’ennemi même s’il porte encore les traits du diable. C’est le sens même du partenariat. De concession en concession, l’équilibre se réalise entre le besoin de contrôler de l’un et la flexibilité de l’autre. Si l’un affiche un comportement dominant plus marqué, l’autre montrera davantage de souplesse ou de volonté à s’adapter.

Les circonstances pittoresques de la présence de ces deux dirigeants étaient particulièrement propres à exciter la verve des islamistes, désormais vainqueurs, toujours rassemblés, disciplinés, laborieux, évitant les invectives contre leurs opposants, sachant faire preuve de patience pour atteindre leurs objectifs sans jamais préciser leurs intentions.

Arrangements et petites combines entre ex-ennemis

De tels arrangements entre amis devaient inéluctablement peser lourdement sur les principales composantes du paysage politique. Venu soulager le peuple, libérer l’Etat, transformer la société, les manœuvres machiavéliques de Caïd Essebsi n’auront servi qu’à appesantir sur la vie politique du pays le joug de la servitude, alimenter les coups bas, nourrir les trahisons, accentuer les passions, exacerber les tensions, révéler les pulsions et multiplier les petites combines. Il ne restait dès lors ni idéologies, ni formations politiques, ni majorité, ni minorité mais le mépris de l’opinion.

Affranchis de scrupules, les deux hommes exerçaient de fait le pouvoir, l’un de l’intérieur, l’autre de l’extérieur. Quant au programme de Nidaa Tounes, ses soutiens, les valeurs qu’il était censé défendre, le projet de société qu’il proposait, Caïd Essebsi n’en a cure. Pour lui, seule compte sa personne et ses familiers. Cette posture bien pratique, ce confort de la résignation et du faute de mieux, avaient fini d’ailleurs par imprégner, peu ou prou, l’état d’esprit des irréductibles du parti.

Malgré la déconfiture actuelle de son mouvement, l’état pitoyable du pays, la scandaleuse incurie du gouvernement, Béji Caïd Essebsi croit encore s’en tirer à l’aide de discours à la fois très habiles et très insignifiants, pleins de paroles mais sans idées dans lesquels les images triviales se disputent les pieuses références l’emportant bien loin des pensées qu’il poursuivait. Il s’est complu dans l’idée, qu’en tant que timonier d’un pays en pleine mutation politique, confronté à de graves défis, il disposait de bras assez puissants pour vaincre la résistance des mers les plus fortes. Aussi, les problèmes de Nidaa Tounes ne sont que de légers revers. N’a-t-il pas survécu à tous ceux qui œuvraient à temps complet pour sa mort politique, sa crise cardiaque ou son anévrisme? Devant les défis, il a toujours préféré fuir lâchement ses responsabilités tout en engageant des manœuvres pour durer.

Au congrès d’Ennahdha, Caïd Essebsi a été frénétiquement acclamé par toute l’assistance, galvanisant ainsi des sentiments d’attachement à la nation en appelant les Tunisiens à adhérer à cette mascarade patriotique. Accepter cette invitation sans l’ombre d’un scrupule ni d’embarras en matière de mélange des genres en plus de l’enthousiasme excessif dont il fut l’objet, Caïd Essebsi ne le doit évidemment pas à son statut de chef d’Etat, dirigeant du peuple dans son ensemble, mais du fait qu’il n’était plus l’implacable adversaire des islamistes, ni le fondateur d’un parti d’opposition. Qui oserait demain, parmi les députés de Nidaa Tounes, plus que jamais vulnérables, se prévaloir encore du grand Caïd Essebsi, le glorifier comme fondateur et Président d’honneur du parti, perpétuer le souvenir de la victoire de Janvier 2014?

Nidaa Tounes sans espoir ni courage

Dans cette ruchée orpheline, seuls quelques courageux tentent désespérément de maintenir l’espèce, résistent tant bien que mal à la réalité. Rejetons d’une famille disséminée, abandonnés à leurs propres forces, errants, ils vont au hasard des vents et de la mer chercher le pain amer. Alors ils affichent de temps en temps leur désaccord, expriment leur mauvaise humeur, se fâchent, dénoncent, menacent, tanguent en permanence entre l’idée de rester ou celle de rejoindre les factions dissidentes, mais tous rechignent le moment venu à prendre la seule, l’unique, l’irrémédiable décision qui les honore : remettre simplement leur mandat de député en claquant la porte et quitter une scène politique au nom de la décence après un parcours à peine entamé.

Les Cinquante-neuf députés restants, à bout de ressources, sans confiance en l’avenir, sans courage de combiner les projets et d’en ébaucher l’exécution, seraient-il réduit un jour à rejoindre Ennahdha, former un grand parti et assurer la stabilité du pays?

Pour Habib Essid, un tel scénario serait inespéré. Il en sortira le grand vainqueur car il lui permettra de roupiller une heure de plus pour vaquer ensuite à ses nombreuses et vaines occupations.

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