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Tunisie : Chronique d’un pays bloqué

10e-Congres-Ennahdha-Caid-Essebsi-Ghannouchi

En attendant qu’Ennahdha et Nidaa trouvent un nouveau Premier ministre, la Tunisie s’enfonce dans la crise et la vue se brouille davantage devant les opérateurs économiques et les acteurs sociaux.

Par Moncef Kamoun *

L’heure est à la sonnette d’alarme, car la situation semble déraper et devenir hors de contrôle. La pauvreté s’aggrave et les jeunes, la richesse de demain, souffrent au plus profond d’eux, sans encadrement, sans assistance, sans aide; beaucoup sont sans emploi après plusieurs années d’études supérieures, exposés à la drogue, à la violence et à la prostitution.

Nous avons un taux de chômage record, nos entrepreneurs fuient le pays et notre administration piétine et perd ses repères, alors que les dépenses publiques n’ont jamais été aussi élevées.

Hélas, la Tunisie s’enfonce dans le marasme économique et la désespérance sociale. C’est un pays gravement malade, et la démocratie ne semble pas lui apporter la solution, si tant est qu’elle n’a pas aggravé ses problèmes.

C’est dur de voir ce beau pays s’enfoncer dans la crise économique, sociale et sécuritaire, alors qu’il dispose de tous les atouts pour réussir sa révolution.

Même le président de la république a raté plusieurs occasions pour provoquer le déclic du redressement national et engager le pays sur la voie du développement. Il est étonnant que les responsables en place n’aient pas perçu toutes les occasions qui se sont présentées pour engager la nation dans une dynamique de réforme et de relance économique.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là?

Incapacité du pouvoir, irresponsabilité de l’opposition
Il n’est nullement besoin d’aller chercher ailleurs. La cause de notre mal est solidement enracinée dans notre société, dans ses incapacités mêmes et dans cette façon que nous avons de vouloir tout avoir pour soi: les richesses, les honneurs, les postes, la vérité, l’histoire, le droit et les institutions.

Aujourd’hui, la souffrance de la population et le blocage du pays sont le résultat de la gestion hasardeuse, égoïste et irresponsable d’un pouvoir qui allie l’incompétence à l’irresponsabilité, ainsi que de l’attitude négative et destructrice de l’opposition politique, qui n’a pas joué réellement le rôle que lui a confié la constitution.

Notre pays, qui a déclenché une révolution et a du mal à la faire aboutir, se trouve dans une situation particulièrement difficile et ceci suite aux nombreuses erreurs commises par les gouvernements post-révolution et notamment ceux de la «troïka», l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha.

Les élections de 2014 ont été considérées par les Tunisiens comme un tournant historique qui allait permettre de repenser les systèmes politique, économique, social et mettre le pays sur les rails de la démocratie; mais on se rend compte que la classe politique est incapable et irresponsable et qu’elle a du mal à se hisser au niveau des attentes populaires.

Un régime qui ne respecte pas ses engagements et qui ne défend par l’intérêt supérieur de la nation, mais ceux des partis et des groupes d’influence, perd toute confiance, toute autorité et toute crédibilité au regard de sa propre population et même de la communauté internationale.

Les partis majoritaires ont, certes, aujourd’hui, une position confortable pour gouverner, mais comme ils ont lamentablement échoué, on doit normalement appeler à des élections anticipées pour former une nouvelle majorité dans le strict respect de la Constitution, et non chercher à diluer les responsabilités, condamnant à nouveau le pays à l’échec et à l’immobilisme

Ce qu’on peut reprocher à une bonne partie de la classe politique actuelle c’est qu’à trop être braquée sur ses intérêts propres et ses petits calculs politiciens, elle perd de vue les intérêts supérieurs de la Tunisie.

Il est clair que la crise actuelle provient essentiellement de l’incapacité de cette classe politique à faire évoluer positivement aussi bien les affaires de l’Etat que les mentalités des citoyens et à donner l’exemple pour que l’intérêt national soit au-dessus de toute autre considération, et que la nation soit plus importante, à nos yeux, que nos petites personnes.

A quoi sert Nidaa Tounes?

Fin 2014, les Tunisiens, munis de leur précieuse carte d’électeur, étaient tous unis comme un seul homme, plein d’espoir pour cette terre qui les a vus naître et qui avait vu naître, avant eux, leurs parents et grands-parents.

Béji Caïd Essebsi, qui avait créé, un an et demi auparavant, un parti rassemblant plusieurs sensibilités (gauche, syndicalistes, destouriens, intellectuels indépendants) a gagné les élections et la majorité à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et a accédé lui-même à la présidence de la république.

L’homme et son parti, tous deux plébiscités, semblaient être capables de mettre le pays sur les rails de la bonne gouvernance. Ils ont, en tout cas, fait cette promesse.

En votant Caïd Essebsi et Nidaa Tounes, les Tunisiens voulaient une rupture avec les vieilles pratiques éculées, et non le recyclage de ces mêmes pratiques dans un nouvel emballage; ils voulaient surtout un Etat fort capable de prendre les décisions et non un Etat qui se cherche et qui, faute de pouvoir apporter des solutions aux problèmes du pays, multiplie les cafouillages et les demi-mesures.

C’est à ce régime que nous avons eu droit pendant un an et demi. Pire encore, Nidaa Tounes, le parti qui est censé conduire la majorité gouvernementale, a été lui-même vidé de sa substance, de ses hommes et de ses femmes, de ses figures emblématiques. «Le Béji que j’avais connu n’existe plus», disait Lazhar Akremi, l’un des fondateurs de ce parti qui fut longtemps proche de Caid Essebsi.
Le parti avant la patrie… et mon fils avant tout le monde

Aujourd’hui Hafedh Caïd Essebsi, chef autoproclamé de Nidaa, bénéficie de la proximité, de l’indulgence et de la protection de son père. Tout ce qu’il dit ou fait est vu sous le seul angle qu’il est le fils de son père et traité avec des égards mêlés de ressentiments et d’inquiétude. Car l’expérience politique de cet homme est bien maigre. Il est même inconnu des Tunisiens car il a été muet pendant les campagnes pour les législatives et la présidentielle, évitant toujours d’apparaître en public ou de prendre la parole. Il sait que ses talents d’orateur sont limités, que son élocution et sa gestuelle sont approximatives et hésitantes et qu’il aurait du mal à se hisser, avec ses moyens intrinsèques, au niveau de ses grandes ambitions.

Grand manœuvrier, n’hésitant pas devant les félonies et les coups bas, le fiston a réussi à pousser ses pions et à opérer un putsch, via un fantomatique comité constitutif, qui, tenant lieu de bureau politique, a imposé un bureau provisoire, créé ex-nihilo, d’où ont été écartés toutes les grandes figures du parti comme Mohsen Marzouk, Taieb Baccouche, Mohamed Ennaceur, Lazhar Akremi, Mondher Belhaj Ali…

Sans fonction précise à la naissance du mouvement et sous la pression des militants du Nidaa, qui ont tous du mal à admettre sa légitimité, Hafedh Caïd Essebsi a été freiné dans la course à la députation, qu’il voulait mener dans la circonscription de Tunis, acceptant momentanément de se mettre en retrait et de renoncer à être tête de liste.

Cependant, et grâce au soutien inconditionnel de son père, il a intégré rapidement la direction et il pèse aujourd’hui sur l’échiquier politique tunisien au point d’en avoir bouleversé les fragiles équilibres issus des législatives d’octobre 2014.

La vraie fausse mue d’Ennahdha

Les liens du parti islamiste Ennahdha avec l’organisation internationale des Frères musulmans sont historiques et remontent à sa création, il y a 40 ans. Fort de cet héritage commun, les deux mouvements se sont influencés l’un l’autre au fil des ans et ont fait face aux mêmes vicissitudes : répression, prison, exil forcé et, surtout, difficulté à se faire accepter sur la scène politique, même après leur victoire aux premières élections postrévolutionnaires.

Les analogies entre les deux partis sont évidentes et les membres fondateurs d’Ennahdha, comme Rached Ghannouchi et Abdelfattah Mourou, ont toujours affirmé avoir été influencés par les écrits de Hassan Al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, en Egypte, en 1928.

Plusieurs raisons ont obligé les membres d’Ennahdha à annoncer une séparation entre leurs activités religieuses et politiques. Ils ont d’abord tiré les leçons de ce qui s’est passé en Egypte, où les Frères musulmans ont été chassés du pouvoir par l’actuel président Abdelfattah Sissi. Ils ont ensuite tiré la leçon de leur propre sortie du pouvoir après une forte mobilisation populaire, qui les a accusés d’être responsables de l’effondrement économique du pays et de la montée du terrorisme. Ils ont enfin voulu se conformer, quoique formellement, au texte la constitution adoptée en 2014 et qui précise que l’islam est la religion de l’Etat tunisien, qui demeure civil et fondé sur la citoyenneté.

Cette soi-disant séparation entre les activités religieuses et politiques, qui est censée donner un nouveau visage, est cependant purement rhétorique, le mouvement restant fondamentalement conservateur voire dogmatique. Il reste à voir si cette manœuvre sera payante lors des prochaines élections.

Nous sommes gouvernés par une coalition dominée par ces deux partis là qui, malgré un bilan pour le moins mitigé et des échecs sur tous les plans, continuent à vouloir gouverner ensemble, trouvant un bouc émissaire commode, l’actuel chef du gouvernement Habib Essid, pour lui faire porter la responsabilité de l’échec, et cherchant un autre Premier ministre, comme si c’était un problème d’homme et non de programme et de méthode. En attendant qu’ils trouvent l’oiseau rare, et face à la médiocrité de l’offre politique, le pays reste bloqué, les institutions s’enfoncent un peu plus dans la crise et la vue se brouille davantage devant les opérateurs économiques et les acteurs sociaux.

*M.K Architecte.

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