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Gouvernement Chahed : Patates chaudes et douche écossaise

Habib-Essid-et-Youssef-Chahed

Habib Essid ne sera pas très mécontent de passer la patate chaude à Youssef Chaheb.

La composition du gouvernement Youssef Chahed est une savante construction qui s’apparente à un tour de passe-passe. Ou un coup de poker menteur…

Par Assâad Jomâa *

L’on nous avait annoncé, de manière insistante, que le principal échec du gouvernement Habib Essid est d’ordre économique. Il a donc été «licencié», si l’on peut dire, pour raison économique.

Les priorités de qui, de quoi ?

Partant de ce principe, les médias avaient colporté les hypothèses les plus farfelues concernant la mise en place d’un pôle ministériel économico-financier au sein du gouvernement Youssef Chahed, qui aurait nécessité plusieurs mois de préparatifs juridiques, structurels et fonctionnels. On a parlé de la nomination de supers ministres, arrachés aux plus hautes instances financières internationales, bardés de diplômes et reconnus pour leur maestria économico-financière, tout en occultant le fait que la marge de manœuvre de tout décideur en la matière est plus que restreinte – dictat du FMI, entre autres, faisant loi – et que bien peu nombreux seraient les candidats à une pareille aventure.

Or, que constate-t-on à l’annonce de la composition du Gouvernement Chahed ?

Point de pôle économico-financier, nul super expert économico-financier, les CV des ministres choisis pour les portefeuilles économiques étant plutôt rachitiques en la matière. Exit donc l’argument économico-financier.

Deuxième écueil sur lequel aurait buté le gouvernement Essid : la lutte contre la corruption. Le «Document de Carthage» en a fait une priorité pour le gouvernement d’union nationale. M. Chahed, le chef de gouvernement désigné, en a fait la deuxième priorité de son futur cabinet, en adjoignant à la lutte contre la corruption celle contre les corrompus.

Or, un constat s’impose: non seulement la composition du nouveau gouvernement ne fait pas état d’un quelconque département en charge de la lutte contre la corruption, mais à supposer même qu’il s’agisse là d’une simple omission (du reste significative), le ministre supposé s’atteler à cette «priorité» est, au vu de son CV loin d’être un expert en la matière. Exit donc aussi, par voie de conséquence, le dossier de la «lutte contre la corruption».

Voyons, maintenant, du côté des non-dits, peut-être y trouverions-nous les véritables mobiles de ce tour de passe-passe inspiré ans doute par le président de la république Béji Caïd Essebsi.

Un partage de rôles entre Ennahdha et Nidaa

L’idée d’un meilleur partage des portefeuilles ministériels au profit d’Ennahdha, pour justifier l’éviction d’Essid et son remplacement par Chahed, a été suggérée par plusieurs observateurs et acteurs politiques. Or, les islamistes n’ont pas eu, à l’évidence, directement accès aux ministères dits de souveraineté (Intérieur, Défense, Affaires étrangères, Justice, Finance), les plus chers à leurs cœurs. Mieux encore, ce parti, essentiellement idéologique, n’a récolté aucun ministère pouvant servir sa cause, pour ne pas dire sa propagande (Education, Culture, Affaires religieuses). Il n’est pas jusqu’au chemin des manœuvres électorales qui ne lui ait été définitivement barré.

En conclusion, on peut dire que tout ce stratagème n’a pas été échafaudé pour les beaux yeux d’Ennahdha. Mais, peut-être, à son insu.

Ne nous attardons pas non plus sur les épiphénomènes du Nidaa, parti au pouvoir qui ne gouverne pas, ou si peu, et l’éternel saupoudrage des partis satellites, tout juste bons à faire de la figuration, comme au bon vieux temps de Ben Ali.

A-t-on vraiment neutralisé l’UGTT ?

Allons plutôt à l’essentiel en reprenant nos comptes dès le départ de cette vaste manœuvre, qui aura tout de même coûté trois mois de dur labeur à notre intelligentsia politicienne et de blocage pour le pays.

Plus de 500.000 adhérents, des structures actives implantées dans les recoins les plus reculés du territoire national, des mots d’ordre audibles et compréhensibles par tout le monde, une crédibilité lustrée à bon escient et une discipline à toute épreuve.

Tel est le poids de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) sur l’échiquier politique. Nos fins politiciens ayant constaté que ce qui a fait défaut à leur «Dialogue national» de 2013, empêchant, aujourd’hui, leur «réussite», et menaçant de les paralyser sous peu, c’était un irréversible engagement politique de ce mastodonte à leur côté. Ce fut chose faite, croyaient-ils, en 2016, au détour d’une phrase concluant le «Document de Carthage» : «Le gouvernement [qui sera issu du présent document, Ndlr] bénéficiera du total soutien des parties engagées par la l’initiative présidentielle sur la base des priorités définies de manières consensuelle et participative dans le présent acte».

L’UGTT et son armada, jubilaient-ils, étaient définitivement ferrées. Il ne leur ne restait plus qu’à compromettre définitivement la centrale syndicale, en incluant deux de ses ex-secrétaires généraux adjoints dans l’équipe gouvernementale de M. Chahed.

L’Etat en tant qu’employeur aurait, au poste de ministre de la Fonction publique, un syndicaliste pour défendre ses intérêts. Aux affaires sociales, nous aurions un syndicaliste pour faire passer l’âge de la retraite à 65 ans, réviser à la baisse les pensions de retraite et à la hausse les cotisations des affiliés, bloquer les recrutements dans la fonction publique, licencier 20.000 fonctionnaires… et d’autres engagements plus «douloureux» encore, pris par l’Etat tunisien en application des «recommandation du FMI».

Mieux encore, le principe de solidarité gouvernementale, clairement réaffirmé (incidemment?) dans le «Document de Carthage», aidant, la centrale syndicale se trouverait embarquée dans le soutien de politiques économiques de droite, voire même d’extrême droite: privatisation tout azimut, annulation des subventions pour les matières de première nécessité, désengagement de l’Etat des droits à la santé et à la scolarité, remise en question de certains acquis sociaux… Toutes mesures pudiquement synthétisées par le chef du gouvernement désigné dans sa quatrième priorité d’action gouvernementale («Préserver les équilibres financiers») et nécessairement adoptées, solidarité gouvernementale oblige, par les deux ex-secrétaires généraux adjoints de la centrale syndicale.

C’est un coup gagnant-gagnant, reprirent à l’unisson les fins stratèges du Nidaa et d’Ennahdha. Les premiers sous l’effet du syndrome de la patate chaude et l’emprise de certains bailleurs de fonds – hauts dignitaires de l’Utica –. Les seconds y voyant une occasion en or de laminer l’UGTT, en jetant sur elle le discrédit et l’opprobre sans avoir à se salir les mains.

Faux fuyants et faux calculs

Deux petits bémols, cependant, à cette chorale en liesse.

En premier lieu, notre vaillante centrale syndicale, politicienne à ses heures, nous a habitués, par le passé, à plus d’un revirement politique. Et ce ne sont pas les Bourguiba, Nouira, Mzali… qui nous auraient démentis à ce sujet. Tous ont eu leur part de volte-face politico-syndicale à certain moment. Même Ben Ali, à sa manière, n’y a pas échappé… Mais ne réveillons pas les vieux démons.

En second lieu, l’assemblée générale élective de l’UGTT ayant lieu sous peu, une nouvelle équipe présidera aux destinées de la centrale syndicale. Or, celle-ci n’étant pas assujettie au principe de continuité de l’Etat, aura toute latitude, ne serait-ce que par opportunisme, de se démarquer des engagements pris par les signataires du «Document de Carthage».

Pour toutes ces raisons, on peut sérieusement craindre que la composition de ce gouvernement ne soit fondée sur de faux calculs. Une fois de plus, la preuve est faite, si besoin en était, que l’histoire contemporaine de notre pays a été mal digérée par ces têtes trop bien pensantes de Carthage. Un simple survol de la petite histoire de Bourguiba, vous aurait renseigné sur le fait que cet illustre homme d’Etat a consacré une grande part de son énergie politique à canaliser, d’abord, et à contenir, ensuite, l’appétit politique des syndicalistes. A contrario, vous n’avez fait que l’aiguiser.

L’Histoire vous présentera, à terme, l’addition; souhaitons que le peuple tunisien ne la payera pas en vos lieu et place.

Petit lot de consolation au sortir de cette abracadabrante histoire: la composition du gouvernement de M. Chahed aura enfin révélé les véritables mobiles du limogeage du brave Essid.

* Universitaire.

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