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Chahed au jour le jour : 6 – Ça patauge grave…

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Le récit hebdomadaire des activités du chef du gouvernement d’union nationale Youssef Chahed tel qu’il aurait pu l’écrire lui-même. Un bourbier sans issue..

Imaginé par Yassine Essid

Semaine riche et chargée : des déplacements, des prises de parole, un rendez-vous avec le chef de l’Etat qui me traite en larbin du pouvoir et à qui je dois régulièrement rendre des comptes, l’annonce de la création d’un fonds spécial aux jeunes entrepreneurs qui ne coûtera rien car je n’ai pas les 250 millions promis, et bien d’autres broutilles.

Partout et en permanence je dresse des perspectives pour les trois années à venir, une idée que j’instille soigneusement dans les esprits, car le progrès se réalise dans la durée. Je démontre enfin que je maîtrise les dossiers tout en restant indifférent à l’agitation des déclinistes et autres populistes. Ainsi, petit à petit je me pose au-dessus de la mêlée, je prends de la hauteur.

Les inondations arrivées à point nommé

Je dois avouer que je me préoccupe de plus en plus de mon image politique, m’enquérant avec insistance des effets dans l’opinion de mes déclarations et de mes interventions. Au risque de paraître cynique, je peux dire que les inondations sont arrivées à point nommé. La perception négative fortement ancrée dans l’opinion qu’un Premier ministre vit dans une sorte de bulle, indifférent aux préoccupations de ses concitoyens, se dilue, par la vertu d’une rhétorique enchantée, dans la personne du responsable politique chargé de vertus positives : présence physique dans les régions sinistrées, sens de la responsabilité, efficacité et soutien durable du politicien actif qui sait réagir à chaud.

Le marketing politique apporte ainsi une réponse tout à fait adaptée à mes attentes, à mes besoins, à mes inquiétudes. Certes, en allant inspecter les dégâts provoqués par les inondations, je tenais avant tout prouver combien j’ai été personnellement affecté par cette catastrophe et jusqu’à à quel point l’Etat, que je représente, est solidaire des difficultés des populations. Mais je dois admettre qu’au-delà de leurs conséquences dramatiques, de tels événements s’avéraient très utiles pour rehausser mon image auprès du public. En cela j’avais visé juste. Car les photos diffusées par l’ensemble des médias montraient un chef de gouvernement qui n’hésitait pas à abîmer ses chaussures neuves en foulant des sols détrempés par la pluie, pataugeant péniblement dans des endroits bourbeux, indifférents aux amas de déchets en tout genre dans la saleté, la pourriture qui le saisissaient par les pieds sans la protection de ces pataugas bien connus de l’intendance militaire.

Un gouvernement qui patauge

Cependant, le côté dramatique de la situation n’a pas manqué de m’inspirer une superbe métaphore. J’en tirais en effet un bien triste parallèle entre l’état du sol et le travail d’un gouvernement qui patauge encore dans l’à-peu-près, incapable de parvenir à se tirer d’un bourbier sans issue, toujours enlisé dans une vie politique réduite à un ramassis de manœuvres écœurantes.

Ceux qui n’eurent de cesse d’implorer le bienfait divin, se sont retrouvés subitement inondés par des torrents d’eau pour emporter tout sur leurs passages. En somme, dans ces événements, il y a le fait de dieu et le fait de l’homme. Dieu n’avait fait qu’exaucer les prières de ses fidèles. En revanche, l’homme est la première cause des catastrophes : constructions anarchiques, occupation de zones menacées, défaillances des services publics, violation des réglementations urbaines en vigueur, l’absence d’aménagement de l’espace habitable et la modification qu’il introduit dans l’évacuation des eaux de ruissellement. Tout cela sur fond de corruption et d’incivisme. En somme, j’aurais mieux fait de m’adresser à la nation pour exprimer toute mon indignation plutôt qu’aller m’apitoyer sur le sort des victimes.

En marge de ces événements cette déplorable initiative du ministère de l’Intérieur. L’hommage officiel rendu à un agent de circulation pour sa soi-disant bravoure. Depuis quand considère-t-on comme un acte héroïque le fait de continuer à organiser la circulation automobile en dépit de la pluie les pieds nus! Cet agent avait-il sauvé des vies? Neutralisé des terroristes? Sauvé quelqu’un de la noyade? Pratiqué un massage cardiaque sur une personne frappée par la foudre? La réponse est simple : au milieu de l’état de délabrement des services publics, accomplir consciencieusement son devoir relève dans ce pays de l’épopée!

Passons maintenant à la vie politique et à l’activité du gouvernement. D’abord les déclarations bien douteuses du leader d’Ennahdha. Depuis ma prise de fonction, Rached Ghannouchi n’arrête pas de réitérer sa confiance sur la capacité de mon gouvernement à atteindre tous ses objectifs. Des compliments qui me rappellent malheureusement ceux, nombreux, qu’on tenait à l’endroit du gouvernement de Habib Essid jusqu’à la veille de son limogeage. Rappelez-vous le soutien indéfectible du cheikh au gouvernement d’Essid et la coalition gouvernementale à l’ouverture du 10e congrès de son parti Ennahdha. Ses paroles concordaient bien à l’époque avec l’hypocrisie, désormais légendaire, de Béji Caïd Essebsi qui vantait les mérites d’Essid, «un homme propre, probe et intègre», disait-il «Il poursuivra sa mission». Tout cela n’a évidemment rien de rassurant pour mon avenir.

Autre fait marquant, le cas du ministre de l’Agriculture qui s’est outrageusement vanté du succès de la campagne de lutte contre la rage, alors que tout le mérite revient en priorité aux associations, notamment l’IVSA Tunisia.

J’ai relevé également le manque d’intelligence et de jugement d’un autre membre du gouvernement, le ministre des Technologies de la communication et de l’Economie numérique qui a célébré par une cérémonie solennelle l’ouverture d’une école coranique à Sahline. Je n’ai rien contre ce mélange des genres, mais je trouve cette initiative assez peu compatible avec la mission de son département. A moins qu’il ait cherché par ce geste à faciliter l’approche de l’utilisation des NTIC en contexte religieux en fournissant aux enfants des tablettes tactiles qui rendraient possible la mise en place de nouvelles pratiques pédagogiques. Elles mettront ces jeunes élèves sur des pistes innovatrices pour mieux saisir le texte coranique. Ils pourraient ainsi se détendre en comptant le nombre de récurrence de certains mots. Ils sauront, par exemple, que les mots «monde» (dounia) et «l’au-delà» (akhira) sont répétés exactement le même nombre de fois, c’est-à-dire : 115. Et que le mot «satan» (chaytan) est réitéré 88 fois, tout comme le mot «anges» (mala’ika), etc.

Point de bouc émissaire à dénoncer

Au moment même où les perspectives de croissance de la Tunisie ont été revues à la baisse par le FMI, passant de 2% à 1,5%, le ministre de Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale s’amuse à faire des déclarations à l’emporte-pièce dont la plus grande valeur réside dans leur vertu à provoquer un rire irrésistible chez celui qui connaît l’état véritable du pays. D’après lui, la Tunisie pourrait sortir de la crise économique dans les 2 ou 3 années à venir. Mais pour cela il lui faudrait 20 milliards de dollars. Et pourquoi pas 30? Ou 40? Comme dit le proverbe : Plus on est de fous, plus on rit.

Ainsi, sous l’apparente scientificité du financier-technocrate, se dissimule une utopie à la fois mystificatrice et apologétique qui, loin d’exprimer le réel, est de nulle part. Mais à qui s’adresse-t-il en fait? Aux gouvernements étrangers? A l’avarice mesquine des riches frères des pays du Golfe? Aux institutions financières internationales? A toutes fins utiles, rappelons que la Tunisie est déjà surendetté, bientôt insolvable, soumise à l’étroite et vaine surveillance de nos créanciers mais toujours incapable d’assumer les effets indésirables des solutions pratiques et efficaces qu’exige l’adoption d’une nouvelle gouvernance économique.

Ajoutons à cela qu’il n’y a point de bouc émissaire à dénoncer, point d’excuses banalisatrices, mais la fuite en avant devant le bien commun à reconstruire car l’ampleur du phénomène révèle à quel point la paralysie prolifère dans une société en miettes. A l’horizon, l’ombre d’un pouvoir autoritaire qui viendra mettre un terme au désordre que nous aurions suscité.

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