Accueil » Youssef Chahed au jour le jour : 7- Mais où est passé l’Etat ?

Youssef Chahed au jour le jour : 7- Mais où est passé l’Etat ?

youssef-chahed-6
Le récit hebdomadaire des activités du chef du gouvernement d’union nationale Youssef Chahed tel qu’il aurait pu l’écrire lui-même. Partout l’impunité s’érige en règle…

Par Yassine Essid

Au moment où je prenais possession de ma nouvelle fonction, l’euphorie le disputait alors au sentiment de puissance. Je croyais que par une simple pensée issue de ma volonté j’arriverais à modifier les choses. J’étais en effet déterminé à ne jamais tomber dans les mêmes travers que mes prédécesseurs car issu d’une jeune génération d’entrepreneurs, tous vecteurs de la performance en politique. Bien que je sois convaincu que si les tous les hommes de talents ne devraient pas être employés dans la haute fonction publique, il en résulterait un despotisme intolérable. Les hommes supérieurs, agissant ensemble et dans le même sens, asserviraient les masses.

L’intendance ne suit pas

Il me fallait cependant opérer une profonde mutation. Finies les nombreuses décisions élaborées puis énoncées par des campagnes de communication gouvernementale qui n’ont jamais été que des projets avortés ou des mesures éphémères.

Souvenez-vous. Il ne reste presque rien de ces mesures phares tels que le port obligatoire de la ceinture de sécurité, l’interdiction du téléphone au volant, la rationalisation des dépenses publiques à travers la suppression des bons d’essence et des voitures de fonction, le bannissement des sacs en plastique, la répression de l’abandon des ordures ménagères sur la voie publique, l’obligation pour les motards de porter le casque et d’avoir des papiers en règles, la suppression des étalages anarchiques et des marchés de produits de contrebande, la fin de la violation des critères d’urbanisme, les promesses de démolition des milliers de constructions illégales, et bien d’autres velléités résolument fortes mais très passagères, qui donnent pour un temps l’illusion à l’opinion publique qu’elles seront suivies d’action.

L’Etat, de moins en moins identifiable, est passé d’un contexte où il avait le monopole de la violence légitime pour tout ce qui concernait l’intérêt général, à un affaiblissement progressif de l’efficacité de la parole publique. Partout l’impunité s’érige en règle de société et le recul du gouvernement est plus que jamais patent.

Désordre de l’esprit et anarchie morale

Je me rends compte aujourd’hui que toutes ces résolutions n’étaient qu’une méditation solitaire car l’intendance ne suit pas.

L’administration est plus que jamais ankylosée dans un professionnalisme d’un autre âge dépassé et inefficace. La lutte contre la corruption, pourtant l’un des points forts de mon programme de redressement du pays, et qui affecte aujourd’hui tous les rouages de l’Etat, s’est transformée en un simple effet de propagande politique. L’attachement à l’Etat de droit, la garantie des poursuites pénales, et l’exigence du respect stricte de la loi sont devenues des notions vagues pour une population enivrée par les notions confuses et fausse qu’on lui avait données de la liberté. Elle se retrouve lourdement affectée depuis la chute du régime par le désordre de l’esprit et l’état d’anarchie morale. Pour exemple, une décision qui m’avait semblé pourtant populaire sans équivoque, concernant l’interdiction de l’usage des véhicules administratifs à titre privé, n’est jamais entrée en vigueur comme il se doit tant elle bouleversa les usages et les habitudes.

Comment et quel serait ce pouvoir magique qui rétablira l’ordre des choses, assurera le bonheur individuel et la paix sociale, relancera la croissance économique, imposera le respect de la loi au milieu de tant de confusion sans parler de l’esprit d’intrigues qui règne à l’intérieur de chaque parti politique? En attendant, je m’occupe comme je peux, sans empressement ni grande conviction.

youssef-chahed-et-houcine-abassi

Houcine Abassi se permet de protester contre l’évidence.

Cet insignifiant «Accord de Carthage»

J’apprends, médusé, que Houcine Abassi rejette toute idée d’accord avec le gouvernement sur la question du gel des salaires.

J’avais pensé, suite à nos nombreux entretiens, que l’augmentation considérable des dépenses publiques et de la dette nationale aggravée par une conjoncture difficile et, partant, la disposition à certains sacrifices que réclame le bien public, auraient dû tempérer les propos du dirigeant syndicaliste.

Je me rappelle avoir usé envers lui d’arguments pédagogiques, fait appel aux sentiments patriotiques, évoqué l’acuité de la crise que nous traversons, rappelé que le pays se sent confusément au seuil de l’imprévu. J’ai même fait preuve de fermeté dans mes propos, sans que cela ne le trouble outre mesure. Mieux, il se permet de protester contre l’évidence.

Quant à la nouvelle stratégie patronale de Wided Bouchamoui, elle consiste à être l’auxiliaire du pouvoir quand ça l’arrange, mais n’hésite pas à le recadrer le moment venu.

En somme, les uns et les autres lancent des propos à tout-va, signent des textes vides, tel ce ridicule et insignifiant «Accord de Carthage», qui leur permet, lorsqu’ils le veulent bien, de se dégager de tout engagement.

J’ai également été informé de la rencontre du ministre de l’Education nationale avec le Père de la nation. L’entretien avait l’air de se dérouler dans une ambiance détendue, quasi familiale. Mais pour parler de quoi? Sans doute du désastre scolaire. Celui de l’école publique qui offre le spectacle d’une catastrophe au ralenti. Son écroulement est tellement bien reconnu que les parents, déjà peu fortunés, se saignent aux quatre veines pour envoyer leurs enfants aux établissements privés. Quant à la baisse du niveau, des maîtres autant que des élèves, elle est masquée en permanence par les bras de fer fréquents entre le ministère et les syndicats.

Autre motif d’embarras pour mon gouvernement, l’accueil excessif accordé par une ministre de la république partie souhaiter la bienvenue à l’équipage du bateau de croisière Europa. Au moment même où elle se confondait en sourires de reconnaissance et en amabilités de joie pure pour des touristes débarqués pour une courte escale de trois heures, l’agence de voyage Thomas Cook publiait un communiqué annonçant la suspension de tout service en Tunisie pour l’été 2017. Tant pis, ils se compenseront l’un, l’autre.

europa-la-goulette-3

Selma Elloumi-Rekik gratifie les touristes de la bienveillance de ses accueils.

Le cas de Selma Elloumi-Rekik devient préoccupant. A vouloir désespérément se construire une personnalité politique elle fait et dit n’importe quoi. Elle ne dirige pas un ministère mais anime un syndicat d’initiative. Un jour elle nous annonce que le tourisme repart à la hausse, un autre, qu’il régresse. A ce rythme, elle finira sa carrière par occuper un bureau dans un aéroport pour comptabiliser le nombre de visiteurs, les gratifier de la bienveillance de ses accueils et se rendre compte par elle-même qu’on n’est plus un pays de séjour, que le tourisme n’est plus un facteur de développement, que la géopolitique s’incruste par la violence extrême. Enfin, que l’activité profite surtout à des opérateurs touristiques trop friands d’engranger des bénéfices qui profitent rarement au pays.

Coller à la roue des Algériens

En dépit de la succession chronologique des événements, j’ai décidé de garder pour la fin les péripéties qui avaient marquées ma première visite officielle à l’étranger en ma qualité de Premier ministre. Ce voyage, qui fait intégralement partie de notre plus adroite diplomatie, se veut le témoignage de notre attachement à un pays avec lequel nous partageons une histoire et une frontière communes et au côté duquel nous luttons aujourd’hui contre la menace terroriste. Nous tirons avantage de la discipline sévère de son armée et de la haute réputation de son commandement qui nous servent de rempart inexpugnable contre les intrus de la mort. Bref, nous ne cessons de coller à la roue des Algériens.

Par ailleurs, les lois de l’hospitalité exigent que de telles visites soient, selon des conventions établies, l’occasion de trouver des convergences, dissiper des malentendus et évoquer les questions «en toute franchise et dans un esprit de fraternité, d’intégration et de complémentarité entre nos deux pays frères». Décodées, ces lieux communs du langage diplomatique indiquent que tout n’est pas rose, car mêmes les alliances les plus solides connaissent des hauts et des bas.

N’ayant emporté ni armes ni argent, je devais tout de même offrir aux Algériens un témoignage de ma bonne entente, faire un geste qui soit interprété comme un privilège exclusif offert aux 1. 600.000 Algériens qui ont visité la Tunisie durant les 9 premiers mois de 2016. Ainsi, et contre toute attente, je m’étais empressé d’annoncer l’annulation de la taxe de sortie du territoire tunisien imposée aux véhicules algériens. Un racket fiscal mesquin et gagne-petit et totalement contre-productif.

Concoctée en 2015 par les Finances et le Tourisme, la taxe ne servait qu’à soutirer de l’argent aux étrangers afin de pallier le déficit des revenus touristiques. En réponse à l’exaspération des Algériens, on a fait mine de s’intéresser à la question par des manœuvres dilatoires : un temps pour étudier la question, un autre pour considérer ses implications diplomatiques, tout en saluant avec désinvolture les «frères» algériens d’avoir sauvé la saison du marasme !

chahed-boutellika

Un président, certes physiquement très amoindri, mais un président quand même.

Bouteflika : Un président quand même

Cependant, le moment fort de cette visite ne concernait pas tant mes entretiens avec mon homologue, le Premier ministre algérien, Abdelmalek Sellal, que l’étrange rencontre avec le président Bouteflika.

J’ai été briefé par notre ambassadeur à Alger sur l’Etat physique du chef d’Etat algérien. De même que j’ai été averti par les services du protocole du Palais que plus c’est bref, mieux c’est , et que ce genre d’entretien était plutôt de l’ordre du symbolique servant à entretenir l’idée que l’Algérie a encore un président, certes physiquement très amoindri, c’est un euphémisme, mais un président quand même.

La porte du salon à peine franchie, une atmosphère lourde et inquiétante me prit à la gorge. Je me suis senti au milieu d’un décor défiant tout entendement, ingérable par la raison. C’était une sorte d’arrêt sur image comme si les êtres et les choses étaient figés dans le temps, en sommeil, victimes d’une funeste malédiction qui vous met dans des postures immobiles, privés de mouvements et d’émotion, frappés d’inertie, incapable d’agir et encore moins de s’exprimer. Comparez-bien la photo de ma visite avec celle effectuée par le président Caïd Essebsi au lendemain des élections. Les deux éternels pots de fleurs rouges sont encore présents, l’un posé sur la petite table placée entre le président et son hôte, l’autre posé au milieu du salon, flanqué de deux présentoirs à gâteaux, probablement aussi factices que Bouteflika lui-même : même cravate, même costume, même montre visible sous le manche d’une chemise qui dépasse, même traits hagards, même regard éperdu, n’ayant pas l’air de reconnaître celui qu’il était censé accueillir. C’était comme si on avait peint le personnage entier sur une étoffe lisse.

J’ai réalisé alors que je n’étais en fait que l’un des protagonistes d’un subterfuge théâtral. Mon rôle consistait à rassurer le peuple algérien sur la santé vigoureuse du président Bouteflika nonobstant l’âge et le fait qu’il ne présidait plus grand chose.
Cela m’embête de le penser et de l’écrire, mais après tout c’est une écriture entre moi et moi. Je trouve, en effet que, considérée sous l’angle de l’âge, de la dépendance physique et psychique, une rencontre entre Béji Caïd Essebsi et son ami de toujours aurait été dans ce cas bien plus appropriée.

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!