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Loi de finances 2017 : Unité nationale et petits calculs de boutiquier

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Habib Bourguiba séquestré en 1952 sur l’île de la Galite, au large de Tabarka.

Depuis la révolution de janvier 2011, l’unité nationale des Tunisiens n’a cessée d’être battue en brèche par un Etat national opposant une partie des Tunisiens à une autre.

Par Jomâa Assâad *

Une lapalissade pour bien commencer : ne vous fiez pas aux salamalecs des pseudo-experts des plateaux de télé: il n’existe pas un unique plan de sauvetage d’une situation économique quel que soit son degré de catastrophisme.

A y regarder de plus près, toutes les stratégies économiques, au bout du compte, se valent en ce qu’elles comportent autant d’avantages que d’inconvénients. Ce qui leur confère un caractère de nécessité en certains moments et lieu, c’est la vision politique dans laquelle elles s’intègrent. C’est selon ce critère unique qu’il conviendrait de juger de la plus ou moins pertinence d’une politique économique. C’est donc en nous référant à cette approche que nous évaluerons l’esprit duquel procède la loi de finances 2017 dont le projet vient d’être déposé par le gouvernement à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).

Se fourvoyant une fois de plus, immaturité politique faisant loi, le chef du gouvernement a engagé le débat national à ce propos vers de petits calculs de boutiquiers, où il ne sera question que de marchandages et de salamalecs de vendeurs de tapis. Qu’en sortira-t-il? Rien qui ne soit profitable à la Tunisie idéale, rêvée et mise en pratique, de Bourguiba : la Tunisie post-théocratique, celle des Tunisiens dépassant l’état embryonnaire de «poussière d’individus», de tribalisme, de sectarisme, de régionalisme, d’antagonismes de castes hiérarchisés dans un sens ou un autre au gré des avatars de l’histoire. L’unique identifiant intelligible de toute âme vivant en ces contrées étant : Tunisien.

En fait, la préservation et la consolidation de l’unité nationale a été le principal fil conducteur de la pensée et l’action politique de Bourguiba. Tous les événements liés au fondateur de la république tunisienne doivent être lus à la lumière de ce principe sacré : préserver l’unité des Tunisiens. Il en a payé le prix fort au regard de l’implacable jugement de l’Histoire. La dramatique conclusion de la sédition yousséfiste, l’abandon du fils spirituel : Ahmed Ben Salah à la vindicte populaire, la douloureuse séparation d’avec l’amour de sa vie : Wassila Ben Ammar. C’est, poussé à ses derniers retranchements, acculé par Hédi Nouira et Abdallah Farhat, qu’il parapha le décret instituant l’état d’urgence un certain janvier 1978, autorisant des Tunisiens sous les ordres à en tuer d’autres. Il ne le pardonnera jamais ni au premier ni au second bien qu’il leur vouait à titre personnel une affection particulière, et c’est disgraciés qu’ils quittèrent notre monde.

Certains Tunisiens l’entendent, aujourd’hui encore, marteler ces mots, tantôt suppliant tantôt menaçant, tour à tour charmeur et autoritaire, souriant et en larmes, confiant et tourmenté: «Il faut que vous soyez persuadés que vous êtes membres d’une même famille: LA NATION TUNISIENNE. Vos opinions, vos orientations peuvent diverger. Vous pouvez être plus ou moins instruits, plus ou moins évolués, mais le sentiment de la communauté doit effacer les différences». (Habib Bourguiba, le 27 décembre 1956).

Que certains voient aujourd’hui en lui un despote, un ennemi de la libre expression, il n’en aurait cure. L’essentiel pour lui était d’avoir préservé l’unité des Tunisiens. Son autoritarisme, si décrié de nos jours, il n’en a tiré aucun avantage personnel, ni matériel bien-sûr, ni même politique. Qui aurait sérieusement pu disputer à Si Lahbib sa place dans le cœur des Tunisiens ?

Ce n’est donc pas de peur de perdre le pouvoir qu’il s’était opposé au pluralisme, mais de crainte que les Tunisiens ne se divisent en clans, en sectes, en tribus, en ethnies, en régions, en classes, en croyances religieuses, en entités linguistiques, culturelles, économiques, sociales ou politiques… Or, c’est précisément à ce niveau qu’aujourd’hui le bât blesse.

A chaque jour, les Tunisiens se découvrent de nouveaux motifs de division, d’opposition, d’antagonisme… de ressentiment. Le plus grave, c’est que les divers appareils de l’Etat, se jouant de cette triste réalité, n’ont de cesse de l’alimenter. Le souci de maintenir l’unité des Tunisiens est devenu le dernier souci des politiciens postrévolutionnaires.

Les seules occasions où Bourguiba eut recours à la pression de la rue, c’était pour rendre la Tunisie aux Tunisiens. Les politiciens sous-traitants du sit-in du Bardo avaient, eux, opposé des Tunisiens à d’autres pour parvenir au pouvoir en acculant d’autres à s’en démettre. La rancœur en résultant est aisément perceptible dans les propos et actions des «perdants». Il est fort à craindre qu’elle ne fasse surface de manière dramatique.

La campagne électorale qui s’ensuivit s’articulait autour d’un axe unique : l’appel au vote, non pas utile comme allégué, mais bien sanction. Une fois de plus, la division des Tunisiens était non seulement présentée comme devoir national portant sur les principes même du contrat social, mais pleinement revendiquée par l’Etat. Leur pseudo-réunification sciemment justifiée par des considérations arithmétiques ne soulignaient que davantage la profondeur des antagonismes.

Plus récemment, les Tunisiens furent pris à témoins, au moyen d’une campagne politico-médiatique des plus mesquines, contre les Tunisiens du bassin minier, les insulaires Kerkenniens, les habitants de Fernana, ceux de Jemna. En toutes ces occasions, l’Etat national prenait pour cible une partie des Tunisiens, les accusant de tous les maux, et principalement celui d’absence de conscience nationale.

Ce stratagème, destructeur à terme, de l’Etat national, atteignit son comble à l’occasion du projet de la loi de finances de 2017. Les adhérents de l’UGTT, ceux de l’Utica, les avocats, les médecins, les experts comptables, les architectes, les propriétaires de piscines privées… furent montrés du doigt. Grief invoqué : leur absence de conscience nationale. Une fois de plus, des Tunisiens étaient appelés à s’opposer à d’autres Tunisiens sur fond de coefficient patriotique.

Jeter, de la sorte, l’opprobre sur la force active de nos concitoyens ne risquerait-il pas d’aggraver l’effritement d’un Etat national déjà mis à mal par les manœuvres politiciennes? Les quelques subsides à soutirer à ces Tunisiens méritaient-ils pareil anathème? N’y aurait-il pas d’autres solutions possibles au déficit budgétaire que cette chasse aux sorcières mettant en péril l’unité des tunisiens?

Bien que n’étant pas spécialement versé dans les sciences dédiées aux deniers, j’oserais une hypothèse de travail, ayant valeur de potentielle alternative. Le déficit de la balance commerciale, aggravé de 10% par rapport à l’année 2015, serait de l’ordre de 13 millions de dinars tunisiens (MDT) en 2016. Les rentrées escomptées de cette mise à l’index sont évaluées, en étant optimiste, à 5 MDT. Ne pourrait-on pas, en lieu et place de ce lynchage populiste, arrêter un plan de restriction des importations de certains produits de énième «nécessité»? L’importation massive de certains véhicules de tourisme décrétée en 2016, à titre d’exemple, était-elle vitale pour la survie de l’Etat tunisien? Certains produits de consommation canine, féline… importés en devises, s’il-vous-plaît, sont-ils indispensables aux Tunisiens?

Quoiqu’il en soit, le jeu ne valait vraiment pas la chandelle. Un problème de gros sous ne devait en aucun cas donner lieu à une polémique-scandale (pudiquement nommée sous nos cieux : «chouhét hammâm», cacophonie de bain maure) portant sur le fondement même de l’Etat : l’unité nationale. Et l’on ne saurait, par probité intellectuelle, autoriser à un Etat prétendument laïc ce que l’on reprocherait à un Etat théocratique.

Bon nombre de politologues rejettent le principe même sur lequel repose l’islam politique en ce qu’il mène à diviser – et, partant, opposer – les Tunisiens en musulmans et non-musulmans, sunnites et chiites, pieux et dévoyés, accomplissant le jeûne rituel ou pas, hommes et femmes, voilées et non voilées («sâfirât»), barbus et imberbes, homosexuels et hétérosexuels, circoncis ou pas… Alors même que les divers antagonismes sont perçus par l’islam comme un signe précurseur de l’holocauste. Mieux encore, les partis eux-mêmes sont proscrits par le dogme islamique. Face à pareille interdiction, nos «Frères» locaux, littéralistes à souhait et non moins salafistes à satiété, se sont contentés d’y substituer l’appellation «mouvement» en officiant de plus belle en parti, secte secrète à ses heures. Honni qui à duplicité y pense!

* Universitaire.

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