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Retour sur l’affaire des stents périmés : Circulez, il n’y a plus rien à voir !

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Après le grand scandale des stents périmés, on était en droit d’attendre l’instauration de nouvelles normes de travail et de contrôle plus stricts. Or, il n’en fut rien.

Par Dr Mounir Hanablia*

L’affaire des stents périmés ainsi qu’il a déjà été dit, ne fait plus la une des médias, et ne suscite apparemment plus l’intérêt du public, ce dont bien évidemment se félicitent un grand nombre de cardiologues, fatigués de ses conséquences néfastes sur la crédibilité professionnelle, et aspirant à un retour rapide à la «normale»; et la normale, si on se réfère à certaines déclarations antérieures, serait, pour ainsi dire, de maintenir la profession en dehors des rivalités politiques, autrement dit que chaque praticien agisse comme il l’a toujours fait face au malade, à la seule lumière de ses connaissances, mais aussi, et tout autant, de sa conscience, et d’une confiance du malade qui ne va désormais plus de soi.

Or le maintien de la profession en dehors des joutes politiques, c’est ce qu’apparemment la profession avait réussi le mieux à faire depuis la révolution de janvier 2011, au point qu’un grand nombre de ses représentants les plus illustres s’étaient trouvés à Paris alors que le pays subissait, dans des conditions dramatiques, un changement politique majeur.

Mais si on pose comme postulat immanent l’intérêt de tout citoyen pour sa santé propre, ainsi que celle de sa famille, il faudrait admettre que l’exigence de sa sécurité et de la fiabilité des soins qu’il puisse subir constituassent l’une de ses préoccupations majeures au point d’exiger une rupture face aux habitudes issues du passé, dont il a été plus qu’avéré qu’elles ne fussent plus suffisantes pour assurer des prestations médicales crédibles.

Une corporation aussi blanche que ses blouses ?

Face au conservatisme professionnel, ce que le citoyen normal aurait été en droit d’attendre après le grand scandale des stents eût été l’instauration de nouvelles normes de travail et de contrôle plus stricts.
Le public étant devenu soudain silencieux, est-ce à dire que seules les informations véhiculées par les médias conditionnent son intérêt? Peut-être autant que celui de la Société tunisienne de cardiologie. Absorbée par une campagne du mois de novembre pour le renouvellement de son bureau (certains candidats ont même donné du «Yes, we can») qui s’annonce disputée, elle avait annoncé la création d’un comité de l’éthique, qui se fait toujours attendre, ainsi qu’un certain nombre de recommandations secrètes, adressées aux décideurs, mais il n’en demeure pas moins que plus personne ne se pose, du moins publiquement, la question de savoir si des affaires scandaleuses semblables peuvent se reproduire et si des mesures efficaces ont été prises pour les prévenir, en particulier par le Conseil de l’Ordre des médecins.

Dans un souci de simplification, on peut admettre l’existence d’une attitude professionnelle univoque susceptible d’évolution et décelable à la lecture des communiqués issus de la Société tunisienne de cardiologie; celle-ci a varié d’un attentisme plutôt surprenant, compte tenu de l’impact médiatique de l’affaire, à une indignation face aux attaques contre la profession, non moins étonnante comparativement à la gravité des faits, en passant pour certains membres de la profession, par la négation pure et simple des réalités.

En fait, pour en revenir aux cardiologues eux-mêmes, et pour un certain nombre d’établissements, l’opinion suivante a fini par prévaloir : malgré l’implication d’une cinquantaine de cardiologues telle que rapportée par la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) et le ministère de la Santé, un credo s’est imposé dans la profession, il y a eu une seule brebis galeuse, et comme par hasard c’est celle par qui le scandale est arrivé, c’est donc elle qui mérité d’être sanctionnée, et mis à part cela la corporation est aussi blanche que les blouses que ses membres portent.

Comme toujours, une explication simpliste et incomplète a l’avantage d’escamoter de douloureuses remises en cause, celles sans lesquelles aucune réforme vraie ne pourrait être entreprise afin d’assainir une profession assez étroitement imbriquée à des pratiques commerciales réelles sur lesquelles les différents intervenants préfèrent demeurer discrets pour deux raisons: le nécessaire financement de l’activité par les caisses d’assurance maladie, et la l’impérative croissance du chiffre d’affaires des fournisseurs de matériel médical. Et il faut bien l’admettre, si on sait beaucoup de choses sur le rôle qu’ont joué les médecins incriminés et les directeurs médicaux des cliniques dans le scandale, l’un de ses acteurs essentiels, le fournisseur de matériel médical, est lui demeuré fort opportunément dans l’ombre; plus exactement, la déferlante médiatique lui a fort généreusement accordé l’opportunité de le faire.

Le Conseil de l’Ordre des médecins a, il faut le rappeler, pour dégager la responsabilité des médecins incriminés, invoqué une défaillance en série de tous les intervenants chargés de la distribution du matériel concerné. Et nul ne devrait être mieux au fait des dates de péremption d’un matériel que le fournisseur chargé de le distribuer. Cette évidence a pourtant échappé à la fureur des mass-médias et rares sont ceux à avoir essayé de savoir parmi toutes les marques de stents mises sur le marché, quelles avaient été celles dont les stents périmés avaient été le plus fréquemment implantés. C’est toujours là l’un des secrets les mieux gardés dans cette affaire.

Mais voilà : le patient délègue au médecin le soin de choisir le matériel le plus approprié à la réalisation de l’acte envisagé, et il s’agit bien de cela, le médecin dans le cas de l’angioplastie coronaire a généralement devant lui dans un placard ouvert, empilés les uns sur les autres, la totalité des stents disponibles, dont sont visibles les marques, les longueurs, les calibres, mais pas les dates de péremption. Et il choisit donc en connaissance de cause et c’est le surveillant de la salle de cathétérisme, ou le technicien, qui lui remet le matériel demandé.

Prétendre que le surveillant de la salle du cathétérisme pût ignorer avec exactitude les caractéristiques du matériel en dépôt, il ne faut pas l’oublier, dans la salle dont il est le responsable, et pour lequel il a délivré à l’unité, un bordereau de réception, engageant sa responsabilité, c’est comme prétendre qu’un garagiste ne sût pas le nombre et la nature des voitures entreposées dans son garage et dont il détient les cartes grises.

Mais encore une fois, cet intervenant essentiel de la chaîne, la fameuse chaîne si chère à la structure ordinale, passe inaperçu, parce que, juridiquement, la responsabilité de la fiabilité du matériel médical dans un établissement incombe au directeur général, au directeur médical, et au pharmacien.

L’un des collègues incriminés dans le scandale des stents périmés, interviewé à la radio, avait prétendu que le responsable du matériel fût le pharmacien, ce qui en l’occurrence apparaissait comme étant une accusation niant très certainement la réalité des pratiques en cours, à savoir que le surveillant de la salle du cathétérisme fût en réalité, et avec le fournisseur, la personne la mieux renseignée sur l’état de son stock, le pharmacien n’en tenant que la comptabilité, et les directeurs en ignorant tout. Tout? C’est assez peu dire.

La toile complexe des complicités et des bénéfices

Il y a eu beaucoup d’arrangements plus ou moins imposés par des administrateurs aux fournisseurs. Mais ce sont là des choses dont nul ne veut parler; il y a toujours une gêne à admettre que les personnes responsables dans la gestion interne d’un établissement ne soient pas celles qui le soient juridiquement, et le directeur médical délègue ses responsabilités au surveillant, mais à ses risques et périls en cas de distorsion grave.

Cet aspect des choses n’a pas échappé à l’enquête judiciaire, et les surveillants ont bien été interrogés, mais très probablement à titre de témoins puisqu’ils ne sont juridiquement pas responsables. Et travaillant dans une structure médicale privée l’accusation éventuelle d’entente illicite ne saurait raisonnablement leur être imputée.

Pourtant il est évident que les liens entre médecins et fournisseurs, même dans un cadre professionnel, ne sont pas dénués d’incitations puissantes : un grand nombre de collègues sont plusieurs fois par an pris en charge avec leurs conjoints pour des congrès médicaux dans les pays les plus lointains, et naturellement plus un praticien se révèle rentable pour un fournisseur, plus ce dernier est prêt à s’assurer des fidélités dans un environnement soumis à forte concurrence. Mais ces incitations là se sont étendues aux surveillants, qui bénéficient ce faisant autant des délicatesses des fournisseurs soucieux d’écouler leur matériel en principe avant sa date de péremption afin d’éviter des pertes sèches, et de disposer pour leurs produits d’un site de dépôt bien visible dans la salle opératoire, que des incitations des médecins, qui s’assurent la complicité d’alliés de poids dans le recrutement, la prise en charge des patients et la maîtrise de la concurrence.

Maîtrise de la concurrence? Le mot est bien trop faible pour décrire toutes les pratiques visant à orienter les patients vers les «bons» praticiens et rendre l’accès d’un établissement aussi désagréable pour le concurrent dont on veut mettre la patience à rude épreuve, que pour le malade dont le seul tort est de ne pas avoir choisi le bon médecin.

Quoiqu’il arrive cela démontre bien la toile complexe de complicités tissée autour de l’exercice professionnel et sur la réalité desquelles les administrations des établissements, c’est-à-dire les directeurs médicaux et généraux demeurent généralement plutôt sceptiques, du moins en apparence. Une complicité qui comme dans l’affaire des stents périmés, rend la détermination des responsabilités suffisamment opaque pour épargner des sanctions pénales aux représentants des personnes morales, ou aux personnes physiques juridiquement responsables.

Mais d’abord, de quelles sanctions pénales s’agirait-il, puisque l’accusation oscille entre la faute inexcusable, la complicité dans la mise en danger délibérée, et l’abus de biens sociaux? Et les choses n’en sont que plus compliquées quand à tout cela se surajoute le conflit d’intérêts, né de la prise de participation de certains praticiens dans des sociétés distributrices du matériel médical dont eux-mêmes font usage et dont leurs amis fournisseurs sont les gérants. Des prises de participation d’ailleurs assez gênantes quant il s’agit d’établissements privés où des chefs de service de l’hôpital public exercent leur activité privée tout en y étant actionnaires.

Pour en revenir à un sujet qui intéresse tout le monde, à savoir si, il y eût ou non après cette affaire, une volonté d’assainissement de la profession, la réponse est bien évidemment, que tant que les liaisons troubles perdurent, chaque jour risque d’apporter son lot de mauvaises surprises.

Mafia, blanchiment d’argent et enrichissement illicite

Les habitudes, elles, ayant la vie dure, les praticiens, souvent les mêmes, sont toujours pris en charge pour des congrès à l’étranger, alors que d’autres en sont systématiquement exclus, et cela a des conséquences sur la notoriété des uns et des autres, et sur le prestige et la reconnaissance professionnelle qu’ils en retirent; sans que le Conseil de l’Ordre des médecins ne juge nécessaire d’intervenir pour définir des limites à ne pas franchir.

Preuve de la vitalité des réseaux et de leur pugnacité, un surveillant très impliqué dans l’affaire des stents et qui avait perdu son travail à la suite de la fermeture de la structure où il travaillait, a été embauché… par un des fournisseurs de matériel; si quelqu’un peut encore douter de la réalité de ces associations informelles ayant monopolisé pendant des années une bonne part des bénéfices issus de l’activité professionnelle, ce fait les détrompera.

Face à cela, l’action judiciaire entreprise risque de s’avérer assez peu efficace pour démanteler les réseaux actifs, et tout aussi peu dissuasive; qu’on en juge: pour le moment, la justice suit son cours, et sur le plan ordinal professionnel, malgré l’implication d’une cinquantaine de médecins, les sanctions – secrètes – n’ont pas dépassé le blâme.

Dans un contexte judiciaire normal, chaque individu est responsable de ses actes; dans cette affaire des stents périmés, la multiplicité des intervenants et, on l’a vu, les liens de solidarité les unissant, soulève beaucoup de questions quant au caractère plausible d’une implication collective. Or seuls des pays où une législation anti mafia existe peuvent juridiquement faire face à ce genre de situations.

Et par ailleurs, il est assez curieux que jusqu’à présent, l’institution publique la plus dotée de pouvoirs inquisitoriaux, l’administration fiscale, n’eût pas été sollicitée pour éplucher les comptes des différents protagonistes et éclairer la justice sur la provenance des fonds ayant servi à la construction de villas dont le financement ne peut être raisonnablement expliqué par la modicité des salaires.

Quant à la Cour des Comptes, on eût pu supposer qu’avec la découverte de stocks qu’on dit importants de matériel périmé dans certains hôpitaux, ayant conduit à des sanctions disciplinaires pas toujours contre les bonnes personnes, elle se fût attelée à réviser les adjudications des marchés publics du ministère de la Santé, de ces dernières années; mais quoi qu’il en soit il faut supposer si enquête il y a que celle-ci ne se départisse pas d’un certain secret, administrativement justifiable et néanmoins aux yeux du public, assez décevant.

On l’aura compris, en partant de l’hypothèse que rien n’est encore venu démentir ni confirmer que l’origine du scandale réside dans une stratégie clairement définie par plusieurs intervenants agissant de concert visant à l’augmentation de leurs bénéfices réciproques par l’usage de moyens illicites, la clé de l’affaire se situerait, ainsi que cela s’était passé en Sicile, dans la surveillance des états financiers de tous les intervenants; et en Tunisie, il existe une loi sur le blanchiment de l’argent accordant de très larges pouvoirs d’investigations en la matière, mais il est douteux que ces pouvoirs là soient utilisés en dehors des affaires de terrorisme et de trafic de drogue.

Pour le moment du moins, malgré l’importance des fortunes accumulées et concomitamment à celle des pertes subies par la Cnam, le fisc, le ministère de la Santé, le ministère des Affaires Sociales, et en dépit de la gravité des faits sur le plan éthique et médical, il n’y a encore eu aucune sanction dissuasive par son exemplarité si tant est qu’il puisse y en avoir.

Et il ne faut nullement perdre de vue le caractère totalement fortuit de la révélation du scandale : sans la lutte impitoyable au sein d’une clinique entre deux actionnaires et les coups bas qui pendant des années l’ont émaillée, et sans l’intervention publique du chef d’un parti politique connu, il est probable que cette affaire n’eût pas suscité un intérêt médiatique équivalent à son importance réelle, du moins pour un temps, jusqu’à ce que les médias ne finissent par en faire le black-out au nom d’un intérêt fort opportunément brandi, celui du pays.

Mais cette impunité, l’Etat la paie d’un prix démesuré non seulement sur le plan financier, mais aussi politique: un syndicat des médecins a récemment déclaré s’opposer à la nouvelle loi des finances, en arguant du fait que selon lui, ce serait la mauvaise gestion financière du pays qui serait à l’origine de la crise économique et que les médecins n’avaient pas à en supporter les conséquences.

Le Messie avait chassé les marchands du Temple de Salomon, les voici de retour en force dans le temple de guérison d’Hippocrate. Faudra-t-il pour les en déloger requérir l’intervention du Saint Esprit?

* Cardiologue, Gammarth La Marsa.

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