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L’aide étrangère peut porter préjudice à la transition en Tunisie

L’assistance extérieure à la Tunisie pourrait mettre à mal les transformations structurelles nécessaires pour que le pays soit à l’abri de l’instabilité politique.

Par Robert Kubinec *

L’aide généreuse dont la Tunisie a bénéficié se fonde sur cette théorie que l’assistance extérieure peut améliorer les conditions économiques de ce pays, réduire l’instabilité sociale à laquelle il est confronté et consolider les assises de sa démocratie. Sauf que, si cette aide n’est pas soigneusement ciblée, elle ne servira, en dernière analyse, qu’à gonfler les perspectives politiques de la coalition au pouvoir sans que cette dernière ne soit astreinte à entreprendre des réformes réelles.

L’aide renforce la résistance des institutions au changement

Durant les deux dernières années, les aides étrangères substantielles qui ont été octroyées à la Tunisie sont montées en flèche – faisant de ce pays le 3e mondialement, en 2013.

L’assistance bilatérale accordée par le seul gouvernement des Etats-Unis a été doublée entre 2014 et 2015, en dépit du contexte budgétaire américain difficile.

Le parlement de l’Union européenne a accepté, lui aussi, de doubler son aide pour la porter à 400 millions d’euros et il a appelé à un ‘‘Plan Marshall’’ pour soutenir la démocratie en Tunisie.

A la fin du mois dernier, la conférence internationale ‘‘Tunisie-2020’’ a généré une multitude d’autres engagements d’aide extérieure et de prêts de pays étrangers qui ont atteint un total de 14 milliards de dollars – soit près de 35% du PIB du pays et l’équivalent du projet de budget l’Etat pour l’année 2017.

La crise économique en Tunisie n’est pas aucunement le fait d’un manque de fonds: elle est également la résultante d’un problème politique et, du coup, elle requiert une solution politique. Une certaine aide, telle que celle servant à soutenir une société civile qui s’affirme de plus en plus, a déjà eu un effet positif sur l’amélioration de la transparence gouvernementale et la prise de conscience sociale et politique des Tunisiens.

Par contre, l’aide qui n’est soigneusement programmée au profit d’un public plus large, au lieu de seulement légitimer la coalition au pouvoir, finit par avoir l’effet inverse.

Des décennies de recherches en sciences politiques et économiques ont prouvé que l’efficacité de l’aide étrangère à promouvoir la croissance économique d’un pays dépend fondamentalement de la transparence des institutions gouvernementales. Récemment, des chercheurs utilisant de nouvelles données exhaustives sur l’aide extérieure ont démontré que cette dernière a tendance à «amplifier» les institutions politiques existantes et à les rendre plus résistantes au changement, que celui-ci soit bon ou mauvais.

Des tendances contreproductives concernant la corruption semblent se confirmer en Tunisie, portant ainsi préjudice aux objectifs assignés à l’aide étrangère.

Depuis les jours de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali, le favoritisme dont profitent certaines grandes familles du pays a été un problème endémique et épineux. L’étendue de cette corruption a été révélée, en 2014, dans un rapport accablant de la Banque mondiale qui a découvert qu’«un accès au marché strictement contrôlé avait également créé des opportunités d’extraction de rentes pour les sbires du pouvoir qui avaient un accès privilégié à certaines activités lucratives.»

Selon une enquête récente sur les entreprises tunisiennes, 36% des hauts responsables ont reconnu que la corruption était «une contrainte majeure» en Tunisie, qu’elle entravait l’initiative individuelle et l’esprit d’entreprise, et 32% ont déclaré qu’ils s’étaient trouvés dans l’obligation de faire «des cadeaux» afin de pouvoir concourir pour des contrats gouvernementaux. Ma recherche sur le terrain, que j’ai conduite l’an dernier, m’a permis de découvrir que les puissants conglomérats contrôlent l’accès aux marchés lucratifs des sociétés nationales, ce qui entraîne l’élimination des entreprises les moins importantes de la compétition à ces appels d’offres publics. Et, étant donné que la majorité des entreprises les plus importantes sont des sociétés publiques, l’impartialité devient ainsi problématique.

Les législateurs tunisiens ont eu d’amples possibilités pour proposer des réformes politiques afin de combattre la corruption, mais peu de progrès ont été accomplis, dans ce domaine. Un effort ambitieux pour réviser une loi tunisienne archaïque sur les investissements a nécessité plus de deux années, et la nouvelle législation, adoptée le mois dernier dans une version édulcorée, n’offre que des perspectives très limitées pour la relance de la croissance économique.

Le président Caïd Essebsi au Parlement européen, le 1er décembre à Bruxelles, pour solliciter davantage d’aide.

Piètres résultats de la lutte anti-corruption

Le parlement tunisien a établi une autorité de surveillance [l’Instance nationale de lutte contre la corruption, ndlr] à la tête de laquelle a été nommé un avocat enthousiaste [Chawki Tabib, ndlr] qui a déclaré publiquement sa ferme détermination de traduire en justice tous les responsables publics et les hommes d’affaires soupçonnés de corruption. Cependant, malgré la forte volonté qui anime cette instance d’ouvrir le débat sur cette important dossier de la corruption, elle n’a jusqu’ici été capable que d’épingler quelques fonctionnaires de petits rangs impliqués dans des affaires presqu’insignifiantes. Cette performance médiocre est, dans une large mesure, dû au fait que, pour pousser son action plus loin et plus haut, l’Instance doit en référer à des tribunaux, qui sont très souvent accusés de complicité avec les chefs d’entreprises corrompus.

Depuis son accession au pouvoir en 2014, le parti Nidaa Tounes a été remarquablement inefficace à matière de mise en œuvre des réformes capables de relancer la croissance économique en ouvrant les marchés à la concurrence honnête et à l’investissement. Il n’a pas pris de mesures susceptibles d’accroître la transparence et pour combattre la corruption. Au contraire, il s’est échiné à promouvoir la très controversée loi sur «la réconciliation économique» qui accorderait l’amnistie aux élites des affaires qui étaient impliquées dans des malversations sous l’ancien régime.

Ce manque de transparence peut à terme saper l’intégrité du système électoral démocratique récemment mis sur pied. Les derniers entretiens que j’ai eus avec des responsables du gouvernement et des dirigeants de partis politiques montrent que le financement des campagnes électorales en Tunisie est fondamentalement vicié. Les observateurs indépendants ont été dans l’incapacité de déterminer avec précision le volume des financements dépensés lors du cycle électoral post-révolutionnaire. Il n’y a eu qu’une seule formation politique, Afek Tounes, qui a rendu publics les comptes de ses sources financières.

Ce manque de données est particulièrement inquiétant, au lendemain des élections de 2014, qui ont été singulièrement marquées par une forte montée des fonds électoraux et par des accusations de financements étrangers et de corruption des grands partis en lice.

Me Chawki Tabib, Monsieur lutte anti-corruption, fait ce qu’il peut, c’est-à-dire pas grand-chose. 

Le renforcement de la démocratie en Tunisie n’a pas, en définitive, besoin d’une aide extérieure importante. Accorder un soutien indubitable au gouvernement actuel, alors cet appui n’est pas conditionné par la mise en œuvre de mesures de lutte contre la corruption et pour la transparence, finira par détruire l’opposition politique et transmettre à l’opinion publique tunisienne le message que le statu quo est là pour durer. L’aide sans ces conditions réduirait sérieusement l’urgente obligation qui s’impose à la coalition gouvernementale de s’attaquer aux tâches difficiles et lui offrirait le cadeau de s’attribuer le mérite d’avoir obtenu cette assistance, alors qu’elle a échoué sur le tableau des réformes concrètes qu’elle aurait dû entreprendre.

Ce dont la Tunisie a besoin, c’est la formation d’une contre-coalition réunie autour de la réforme, c’est-à-dire d’un rassemblement qui implique la jeunesse déçue par l’impasse politique dans laquelle se trouve le pays, les propriétaires de petites entreprises, les hommes d’affaires et les professionnels dont l’intérêt réside dans une transparence gouvernementale et une innovation économique plus grandes.

Pour que cette jeune démocratie retrouve la stabilité, les élites politiques en Tunisie devront s’engager dans une refonte structurelle afin de démanteler les réseaux des capitalistes de connivence qui entravent le développement économique du pays. Sans ce type de reconfigurations politiques, l’avenir démocratique de la Tunisie sera toujours incertain.

Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla

* Robert Kubinec est un candidat au doctorat en sciences politiques comparées à l’Université de Virginie, aux Etats-Unis. Ses recherches en Egypte, en Tunisie et en Algérie s’intéressent aux causes et aux conséquences de l’action politique des milieux d’affaires dans les contextes des transitions démocratiques et des autocraties consolidées.

** Les titre et intertitres sont de la rédaction.

Source: ‘‘Washington Post’’. 

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