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Y a-t-il encore une école en Tunisie?

Il est temps de s’occuper de la réforme de l’enseignement et de l’amélioration de l’éducation de nos enfants car quelles générations allons-nous léguer à la Tunisie?

Par Chedly Mamoghli *

Hier en fin d’après-midi, au supermarché Monoprix de Laouina, un garçon qui devait avoir entre 10 et 12 ans demande à un employé les prix alors qu’ils étaient affichés, je n’ai pas compris pourquoi. Puis arrivant au même rayon que moi, il m’aborde et me demande gentiment si je pouvais l’aider. «En quoi puis-je t’aider?», lui dis-je; il me répond : «A lire les étiquettes».

Je n’en revenais pas. Au début, j’eus des doutes sur sa sincérité à tel point que je lui ai demandé : «Tu es sérieux?». Il a répondu: «C’est vrai, je ne sais pas». Et effectivement, il était incapable de lire les étiquettes en français. Pire, il était totalement perdu entre la monnaie qu’il avait dans sa main et les prix affichés, car il ne savait ni calculer ni lire correctement les chiffres. Il confondait 0,600 (600 millimes) et 6,000 (6 dinars).

Je lui ai alors demandé s’il était scolarisé, il m’a répondu par l’affirmatif et cité le nom de son école. «Tu vas à l’école, tu suis les cours en classe ou tu fais autre chose?»; «J’y vais, bien sûr». «Tu es dans quelle classe?», il répondit qu’il est en sixième année primaire.

J’étais interloqué. Comment ce système éducatif en est-il arrivé là? On le savait malade ce système, mais aussi agonisant?! Pourquoi les élèves qui ne sont pas motivés et qui ne s’investissent pas de leur propre gré sont-ils abandonnés à leur sort?

Je savais que ça n’allait pas avoir un grand impact mais j’ai discuté avec l’enfant en lui disant qu’il allait galérer plus tard s’il ne se prenait pas en charge et s’il ne travaillait pas correctement à l’école, que, plus tard, il ne trouvera plus sa famille, et qu’il sera seul face à son destin.

Des élèves analphabètes

Un garçon comme celui-là, je parie qu’il y en a des milliers. Dans les zones rurales, beaucoup d’enfants ne sont même plus scolarisés. Et je sais de quoi je parle, ce n’est pas de la fiction. Les familles ne sont plus contrôlées si elles envoient leur progéniture à l’école ou pas. Souvenez-vous, il y a quelques semaines, de la fille de 13 ans au gouvernorat du Kef, énième victime de l’article 227 bis du code pénal, qui fut mariée à son cousin qui l’a mise enceinte. Elle n’était pas scolarisée.

Que vont devenir ces décrocheurs et ces analphabètes? Des terroristes? Des délinquants? Ou bien vont-ils galérer durant toute leur existence. Où est l’école? Où est l’État? La scolarisation n’est-elle pas, selon la loi, obligatoire jusqu’à la 9e année de base? Comment se fait le passage de classe? Comment se fait-il que l’école, jadis ascenseur social, est-elle devenue une fabrique d’analphabètes? Que va faire la Tunisie avec des bataillons d’analphabètes? Comment elle va les traîner? Va-t-on devenir comme au Pakistan : certains enfants vont dans les établissements élitistes et les autres dans les madrasas ou sont livrés à la rue? Dans les entreprises, on fait des audits, pour les écoles, n’y a-t-il pas des mécanismes de contrôle et d’évaluation? Pourquoi y a-t-il des écoles publiques bénéficiant du suivi nécessaire et d’autres livrées à elles-mêmes?

Un garçon en sixième année primaire qui ne sait ni lire ni calculer, c’est la preuve irréfragable que le système éducatif tunisien a complètement failli. Je n’ose même pas imaginer s’il sait écrire.

Évidemment, amputer la responsabilité de cette situation uniquement à l’actuel ministre de l’Education serait injuste même s’il a, lui aussi, sa part de responsabilité. Ce n’est pas nouveau, c’est le résultat d’une accumulation de plusieurs décennies. Ça a commencé avec Mohamed Mzali et son processus arabisation, instiguée sciemment pour gagner la sympathie des islamistes dans la course pour la succession de Bourguiba. Puis vint l’époque de l’ancien président Ben Ali, qui a connu deux phases. D’abord, celle de feu Mohamed Charfi, le réformateur qui a introduit l’obligation de l’enseignement, car auparavant il y avait eu la généralisation et non pas l’obligation de l’enseignement. Ensuite, celle du déclin de l’enseignement, de la baisse du niveau général et de la fin de la discipline à l’école et surtout dans les collèges et les lycées. C’était la politique du chiffre. La quantité au détriment de la qualité, qui a atteint son apogée avec les fameux 20% de la note du concours du baccalauréat calculée sur la base des résultats de l’élève pendant l’année scolaire.

Après la chute de l’ancien régime, ces six dernières années furent celle du laisser-aller total, des réformes annoncées et toujours reportées. Le ministre actuel, quant à lui, devrait s’occuper des carences du secteur dont il a la charge au lieu de jouer au Don Quichotte avec l’UGTT et s’amuser à changer le calendrier scolaire.

Il est temps que nous nous occupions de nos enfants

Maintenant, il faut agir et vite. Les décrocheurs, il faut les ramener à l’école. Il faut aller chercher les enfants qui n’ont pas été scolarisés ces dernières années et les mettre sur les bancs. Il faut multiplier les inspections dans les écoles et voir ce qui se passe dans les classes. Il faut aider les enseignants et ne pas les noyer dans des classes surchargées. Et surtout, il faut restaurer l’ancien examen de la sixième année primaire, un vrai concours et non pas une simple formalité, non pas une simple évaluation sans aucun effet contraignant. Ça doit être des épreuves sérieuses qui évaluent les capacités de lecture, d’écriture et de calcul des enfants. Ceux qui réussissent peuvent aller collège, les autres restent à l’école tant qu’ils n’ont pas acquis les fondamentaux.

Et cette histoire des collèges pilotes est ridicule. Comme s’il y avait deux catégories d’élèves, les «bons», on les destine à ces établissements dits pilotes et on continue de s’occuper d’eux. Les autres, qu’ils aient le niveau ou pas, on les envoie dans des collèges et ils se débrouillent. Ce n’est pas du tout sérieux et responsable comme système, l’examen de la sixième année primaire doit être restauré. Il faut restaurer, également, la discipline dans les enseignements éducatifs, l’autorité des enseignants et des professeurs doit être imposée.

Pour conclure, le ministre Néji Jalloul a parlé il y a quelques mois de renforcer l’anglais à l’école jusqu’à le substituer au français. Je lui conseille de s’occuper d’abord des fondamentaux de l’école primaire. Il y a des priorités dans la vie. Quand on a des décrocheurs, des enfants qui n’ont jamais mis les pieds à l’école, des élèves qui sortent analphabètes du primaire, on s’occupe de remédier à ces anomalies et de résoudre les problèmes des trois catégories précédemment citées au lieu de philosopher sur les langues. Il est temps que nous nous occupions de nos enfants car quelles générations allons-nous léguer à la Tunisie?

* Juriste.

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