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La Tunisie est, elle aussi, terrorisée

Attaques terroristes à Tunis le 24 janvier 2015 et à Berlin le 19 décembre 2016.

L’attentat de Berlin, du 19 décembre dernier, a laissé un goût amer en Tunisie, car le présumé coupable, Anis Amri, est tunisien.

Par Erik Berglöf *

Autant que l’Allemagne et l’Europe, où cette attaque a sérieusement entaché les fêtes de fin d’année, la Tunisie a peur du terrorisme – et peut-être même plus. Cependant, elle craint non pas seulement les attaques individuelles, telles que celles menées contre le musée du Bardo ou sur la plage de Sousse en 2015, ou celles des nombreux assassinats politiques qu’elle a subies, depuis le changement de régime en 2011. Les Tunisiens redoutent que le mécontentement social auquel leur pays est confronté ne finisse par détruire leur remarquable, mais fragile, réussite démocratique.

Il n’y a pas que la menace du terrorisme transfrontalier

Et la perspective que le gouvernement tunisien puisse se trouver dans l’obligation de gérer seul cette situation est loin, très loin, d’être attrayante. Les Tunisiens savent que l’Etat tunisien est affaibli et qu’il ne dispose pas de tous les moyens nécessaires pour les protéger. Le scénario égyptien pourrait se répéter en Tunisie, également. (…)

Ce qui a dangereusement aggravé la situation en Tunisie, c’est que le terrorisme a porté un coup dur à l’industrie touristique du pays, fragilisant sérieusement une économie tunisienne mal en point.

Par conséquent, un pays qui a déjà obtenu tant d’aides du Fonds monétaire international (FMI) – jusqu’à presque l’épuisement de ce soutien – s’est trouvé, en de nombreuses occasions, devant l’unique solution de recruter des fonctionnaires et d’augmenter les salaires pour préserver sa stabilité. Et pour contenir son déficit budgétaire, il a dû recourir à l’augmentation des impôts, réduisant encore plus les perspectives de croissance.

Cette descente en enfer et cette dérive sont désormais bel et bien établies – à un moment où les syndicats freinent des quatre fers dans la défense des intérêts immédiats de leurs membres et où la société civile a perdu confiance.

La jeunesse tunisienne, en particulier, est désenchantée – ce qui constitue un problème grave pour un pays où la tranche d’âge des moins de 25 ans représente 38% de la population totale.

Les jeunes gens que j’ai rencontrés à Tunis, dans le cadre d’un forum organisé par l’Ong britannique Forward Thinking [Avant-garde, ndlr] pour la promotion du dialogue entre chrétiens et musulmans, représentent tout l’éventail politique du pays. Pourtant, tous ces jeunes ont ceci en commun: ils estiment qu’ils sont victimes de la mondialisation. A leur avis, la communauté internationale s’est liguée contre eux, compromettant leurs chances de trouver de l’emploi et de fonder une famille. Cette perception des choses a donné naissance au terrain fertile que les recruteurs de terroristes n’ont pas hésité à exploiter; et la Tunisie se trouve aujourd’hui être le plus gros exportateur mondial de jihadistes vers la Syrie et l’Irak.

La menace du terrorisme transfrontalier a attiré l’intérêt international pour ce qui se passe en Tunisie. Mais cela ne devrait pas être la seule raison pour laquelle l’on se soucierait du destin de ce pays. Ne l’oublions pas, la Tunisie demeure la dernière lueur d’espoir pour la démocratie et la liberté politique dans cette région de la planète.

Je me suis rendu en Tunisie en compagnie d’un ancien responsable d’Ukraine, un pays qui, en dépit du fait qu’il ait une histoire et une culture différentes, partage avec la Tunisie nombre de similitudes. L’Ukraine qui, elle aussi, a mené une révolution et poussé son ancien président à l’exil, a vu ses réformes tant souhaitées subir un coup d’arrêt. Les deux pays ont également fait face à de graves perturbations causées par la guerre (dans le cas de la Tunisie, en Libye voisine), en notamment aussi à un flux important de personnes déplacées – car chacun de ces pays abrite environ 2 millions de réfugiés.

Les réformes doivent être une émanation interne, mais…

Il est du devoir de la communauté internationale d’aider la Tunisie et l’Ukraine à réaliser pleinement leurs ambitions révolutionnaires. Cette obligation devrait comprendre non seulement une assistance à gérer la crise migratoire, mais également – et ceci est peut-être plus important encore – un soutien aux réformes visant à renforcer l’Etat.

Malgré toutes ses imperfections, le dialogue politique initié en Tunisie a sauvé le pays de l’abîme. Cependant, tant que le gouvernement ne parvient à mettre en œuvre les réformes nécessaires, la situation sera toujours incertaine, la légitimité du pouvoir en place s’effondrera et les perspectives de la jeunesse tunisienne s’en ressentiront.

Le cas ukrainien recèle une leçon importante. Le processus des réformes en Ukraine a pris racine, dans une très large mesure, grâce au soutien externe. Cependant, certains intérêts bien établis continuent de résister au progrès du pays. De toute évidence, les réformes doivent être une émanation interne, mais l’étranger – et en particulier l’Union européenne (UE) – peut aider à consolider cette volonté locale en ouvrant une voie viable au changement institutionnel.

Tendre une main généreuse servira également l’intérêt de l’UE. Elle, aussi, est confrontée à une crise de réfugiés sans précédent qu’elle n’arrivera jamais à résoudre sans des partenariats efficaces (…) et sans conclure d’autres arrangements avec des parties crédibles. Et la Tunisie, de ce point de vue, est un bon candidat. L’Europe s’est déjà entendue avec la Tunisie sur plusieurs aspects ayant trait à la restriction des flux migratoires et sur le retour des demandeurs d’asile dont les dossiers ont été refusés.

Or, l’attentat contre le marché de Noël de Berlin est venu rappeler les limites des capacités des institutions tunisiennes: il semblerait que l’expulsion d’Amri ait été retardée par les lenteurs bureaucratiques en Tunisie…
C’est pour cette raison que la communauté internationale devrait œuvrer à mettre à la disposition de la Tunisie les ressources dont elle a besoin pour renforcer ses organismes publics et sa société civile, et lui offrir un modèle d’intégration plus renforcée – ainsi qu’il a été le cas pour l’Ukraine.

Il ne s’agit pas de proposer à la Tunisie de devenir membre de l’UE, mais d’ouvrir plus les marchés européens aux produits tunisiens et de lever les restrictions d’octroi de visas – bien que cette dernière proposition soit actuellement, au lendemain de la tuerie de Berlin, très difficile à satisfaire.

Il est à craindre, dans les deux cas tunisien et ukrainien, que l’Europe décide de fermer ses portes à double tour.

J’ai pu constater la désolation des réformateurs ukrainiens le jour où le Royaume-Uni a pris la décision de quitter l’UE, et j’ai été témoin de la même dévastation exprimée par les Tunisiens le jour où les soupçons se sont portés sur la nationalité de l’assaillant de Berlin.

En tentant de s’isoler du monde extérieur, l’Europe finira tout simplement par priver les citoyens de ces deux pays de leur droit à une meilleure vie chez eux.

Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla

*Erik Berglöf, professeur et directeur de l’Institut des Affaires mondiales de l’Ecole d’Economie et de Sciences politiques de Londres, a servi en tant qu’économiste en chef auprès de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement.

**Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction.

Source: ‘‘Project Syndicate’’.

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