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14 janvier 2011 : Une révolution passée par pertes et profits

La révolution tunisienne a finalement été chèrement payée. Pour un peu de liberté politique acquise, que de pertes dans tous les autres domaines!

Par Dr Mounir Hanablia *

Le 14 janvier 2011, Ben Ali, le dictateur détenteur du pouvoir depuis 1987 quittait le pays pour ne plus y revenir, dans des circonstances toujours nimbées de mystère; un départ qui certes était apparu comme étant du domaine du possible après le soulèvement du bassin minier, et surtout les critiques publiques de l’ancien régime tunisien faites par le président Obama, deux années auparavant, mais il était devenu pour beaucoup plus que probable, après le fameux discours du «fhemtkom» (Je vous ai compris), du soir du 13 janvier, promettant une véritable transition démocratique pacifique sur deux ans et l’abandon du pouvoir au bout de ce délai, personne ne le prit au sérieux et tout le monde exigea son départ immédiat symbolisé par le fameux «Dégage!».

Ben Ali, l’homme qui n’a voulu rien comprendre… 

Mémoires courtes et longues rancunes
Le mythe de la révolution avait débuté, en vérité, un mois auparavant, le 17 décembre 2010, avec le geste de suprême protestation contre ce qu’on avait qualifié d’arbitraire de l’administration sous la dictature, et l’auto immolation par le feu d’un marchand de légumes de Sidi Bouzid, Mohamed Bouazizi, qu’en vérité rien dans la culture locale n’aurait pu laisser prévoir, puisque celle-ci ne valorise le sacrifice de soi que dans le cadre du combat sur le sentier de Dieu, pour la «oumma» (nation islamique), autrement dit le jihad.

Peut-être, justement, la portée de ce geste totalement étranger à l’islam a-t-elle fait croire aux médias internationaux et à leurs armées d’experts que le pays avait définitivement quitté la sphère politique du religieux pour celle de la laïcité. Une erreur de jugement dont nous ne fûmes nullement responsables mais dont nous devions néanmoins plus tard payer le prix.

Le face-à-face terrible du 28 décembre 2010 entre Ben Ali – Bouazizi: la Tunisie brûle…

Toujours est-il que pour les médias du monde entier ainsi que pour bon nombre d’écrivains comme le Marocain Tahar Ben Jelloun, ce geste devait être considéré comme l’étincelle ayant allumé le brasier qui, en plus d’emporter la dictature de Ben Ali, devait finalement dévorer l’autre grand mythe contemporain, celui du printemps arabe et de l’avènement de la démocratie dans un monde longtemps considéré comme réfractaire à toute réforme, et à toute évolution modernes.

On ignore toujours par quel miracle ce qui n’était somme toute qu’un fait divers comme il s’en produit tous les jours plusieurs rien que dans un pays comme l’Inde, ait acquis ce statut d’événement fondateur de l’Océan au Golfe; un statut qui devait d’ailleurs quelques mois plus tard être complètement remis en cause pour finir par être purement et simplement oublié quand la vox populi, brûlant ce qu’elle avait adoré, considéra que Bouazizi, giflé par une policière, avait mérité de l’être (gifle que, du reste, aucun témoin n’a vu). C’est que, entre-temps, le défunt était devenu un héros, sa famille avait bénéficié des multiples avantages liés à cette notoriété mondiale; elle avait quitté sa ville natale, et beaucoup ne le lui avaient sans doute pas pardonné, les mémoires s’étaient faites courtes et les rancunes longues; d’autant qu’un tel suicide ne pouvait plus longtemps être considéré comme acceptable avec la montée en puissance du parti islamiste Ennahdha, populiste et conservateur, surgi d’on ne sait où, mais porteur de l’aura de sainteté que le pays dans un bel élan de naïveté allait lui décerner avec les élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC), en octobre 2011.

Une révolution… de palais. 

Le mystérieux retrait des forces de l’ordre

On dit que les mythes ont la vie dure, pas forcément en Tunisie. Mais pour en revenir à cette fameuse journée du 14-Janvier, les figures les plus notables de l’opposition, s’étaient données rendez vous devant le ministère de l’Intérieur, et fait étrange, personne dans la foule n’avait eu l’idée de prendre la Bastille, alors que le pouvoir était devenu vacant, et personne parmi les forces de l’ordre, dont une part conséquente, en abandonnant le pouvoir politique à son sort après la mort de Bouazizi, en avait sapé les fondements…

Personne donc parmi ces forces n’avait invité les opposants à venir occuper son centre névralgique et à assumer le destin du pays; peut être un réflexe corporatiste ou l’incapacité d’imaginer ceux qu’on avait réprimés il n’y a pas si longtemps devenir les décideurs à qui on devrait obéissance.

Au moment suprême, l’opposition présente sur le terrain, le pouvoir à portée de main, avait tremblé, et avait ainsi pavé la voie du pouvoir au bénéfice d’autres parties jusque-là totalement absentes de la scène, qui sauraient vite en tirer profit. Seul le révolutionnaire Hamma Hammami avait pu franchir le seuil du ministère, mais à son corps défendant, pour être interrogé. Toujours est-il que les forces de l’ordre, d’abord tolérantes, avaient brusquement décidé vers 16 heures, peu de temps avant le départ du dictateur, d’évacuer la foule massée aux abords du ministère de l’Intérieur, d’une manière brutale. Pour quelles raisons, et qui leur en a intimé l’ordre? Encore un mystère.

A une révolution possible quoique d’issue hasardeuse, l’opposition avait, en fin de compte, préféré reculer, en ouvrant la voie à une révolution de palais ou un réformisme flou où le compromis ferait office de politique.

Retour de Ghannouchi à Tunis: les islamistes sur les devants de la scène. 

Théâtre d’ombres et tractations de coulisses

On n’en était pas encore là, le pays entre-temps avait pris un visage insurrectionnel, et le lendemain, après que le pouvoir eût été d’une manière théâtrale confié au Premier ministre Mohamed Ghannouchi, pour incapacité «provisoire» de la présidence, puis sans doute face au tollé suscité par cette décision, au président de la Chambre des députés, suite à la vacance considérée comme définitive du pouvoir suprême, la voie avait été ouverte à la continuité avec l’ancien système de pouvoir. Les forces de l’ordre furent retirées de tous les lieux publics du pays et on ignore encore qui a pris la responsabilité d’une décision aussi cruciale, et tout de son bien-fondé.

Ce retrait des forces de l’ordre a eu en effet de graves conséquences, non seulement il a contribué à l’instauration d’un climat de peur dans le pays, mais c’est lui qui a libéré la voie devant l’occupation des mosquées et l’embrigadement des jeunes. Brusquement, l’autorité de la rue a été abandonnée à la mosquée, elle-même occupée par des parties porteuses d’un projet politique et social dépassant largement le cadre des frontières nationales.

Pourtant aucune enquête ne devait plus tard être ouverte pour faire la lumière sur les circonstances exactes de ce retrait des forces de l’ordre; on s’est borné à établir les responsabilités des morts et des blessés par balles survenues à partir de l’immolation de Bouazizi. Mais cet abandon de la rue par l’autorité ne l’avait été en fait que jusqu’à un certain point, les quartiers se sont en effet «spontanément» organisés face au danger censé être constitué par la garde prétorienne de Ben Ali, à qui les nombreuses morts causées par balles avaient été attribuées, et des vigilantes s’étaient constituées, chargées de contrôler les allées et venues, d’arrêter les suspects pour les confier à l’autorité militaire, la bonne autorité, celle qui s’était dressée pour défendre le peuple contre la mauvaise autorité.

Cela, on le sait, n’avait pas empêché certaines maisons appartenant au clan Trabelsi d’être pillées et brûlées par la populace, très bien renseignée, et ce, curieusement, après avoir été dans un premier temps gardées par la police, et tel avait été également le devenir du magasin Géant.

Après l’interlude des deux gouvernements Mohamed Ghannouchi, qui n’offrirent absolument aucune perspective au pays , et n’eurent d’autre effet que de griller politiquement certaines personnalités qui se voyaient déjà à la présidence de la république, le remodelage politique du pays, qui devait lui donner son visage actuel, a commencé avec l’arrivée de Béji Caïd Essebsi, le grand temporisateur, au pouvoir, et à l’initiative d’un groupe de jeunes soutenus par des partis politiques se disant progressistes, la revendication inappropriée d’une assemblée constituante élue au suffrage universel fut néanmoins immédiatement satisfaite, tâche à la préparation de laquelle s’était attelé dès lors le juriste laïque Yadh Ben Achour, avec le résultat que l’on sait.

Dans les bagages d’Ennahdha, les salafistes jihadistes. 

Une révolution plutôt chèrement payée

En Allemagne, en 1919 après la chute de l’empire, l’élaboration de la constitution avait pris 6 mois. En Tunisie, mise à part la phase préparatoire, elle prit 3 ans et s’accompagna d’une dégradation de la situation économique symbolisée par l’endettement, l’échec de l’exploitation du phosphate et de la dégringolade de l’activité touristique, et concomitamment, de l’irruption du terrorisme dont elle n’a toujours pas émergé et contre lequel elle se voit obligée d’hypothéquer sa souveraineté.

Finalement l’étincelle allumée à Sidi Bouzid avait, grâce aux «sportifs»** du Jebel Chambi, emporté la Syrie, la Libye, le Yémen, enfoncé encore plus l’Irak, et avait failli désintégrer l’Egypte.

Si on peut affirmer aujourd’hui que le principal acquis du changement politique dans ce pays a été la liberté d’expression, et l’émergence d’une assemblée parlementaire menacée par le parlementarisme, mais assurant avec un certain bonheur son rôle de contrôle de l’Etat et de l’exécutif, le prix en a été malgré tout plutôt chèrement payé et les acquis progressistes et modernistes sont toujours menacés par un projet de société fondamentalement intolérant que les exigences inhérentes à la constitution de majorités parlementaires ne rend que plus redoutable. Un peu comme l’Allemagne de la république de Weimar, l’industrialisation en moins…

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
** Allusion à la déclaration du porte-parole du ministère de l’Intérieur sous le gouvernement de l’islamiste Hamadi Jebali qui, interpellé sur les camps d’entraînement de terroristes au Jebel Chambi, avait répondu : « S’il y a des gens qui s’entraînent dans les montagnes, c’est sûrement pour réduire leur cholestérol».

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