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Youssef Chahed face au miroir aux alouettes

Outre la difficulté de répondre aux besoins de la société, Youssef Chahed doit composer avec un chef d’Etat qui se comporte comme l’authentique représentant d’un régime présidentiel.

Par Yassine Essid

A quoi pense Youssef Chahed quand il se rase le matin? A rien. Il est engagé sous contrat à durée déterminée (CDD) qui ne laisse espérer aucune garantie d’emploi pour l’avenir et n’autorise aucunement au chef de gouvernement de s’élever à une plus grande place en dépit de la volonté de puissance qui semble l’animer en permanence.

Dans la mesure où, politiquement, il est encore au stade du miroir, que voit-il quand il se regarde dans la glace? La reconnaissance de son soi évidemment, et surtout le bonheur qu’il a à contempler sa propre image au point de se prendre pour l’homme providentiel, géopoliticien et visionnaire, en possession du charisme nécessaire à la capacité d’entraîner. Le voilà incarnant à lui seul un monde, dans une Tunisie inquiète.

La gymnastique des apparences trompeuses

Certes, son propre reflet, les expressions de son visage, la voix et les gestes restent inchangés, mais la conscience de lui-même est empreinte de ressentis, modelée par ses émotions, déformée par le regard des autres, médias et public, autant que par ses propres fantasmes et par la reproduction interne des phénomènes extérieurs: la manière de se faire comprendre, obéir, éventuellement de se faire aimer et surtout à la façon de se conforter dans l’illusion qu’il a bien une politique qui résoudra efficacement tous les problèmes d’organisation de la société, présents et à venir.

Youssef Chahed s’adresse à des jeunes étudiants enthousiastes.

Les choses ne sont en réalité pas si simples : il n’y a pas notre moi d’un côté et la réalité complexe et mouvante de l’autre. Les images que le Premier ministre a de lui-même constituent au contraire la substance même de l’absence d’une prise de conscience d’une réalité objective, tangible, commune à tous, à la portée des stratèges en management public. Il faut cependant reconnaître qu’il n’est pas le seul à pratiquer la gymnastique des opinions fausses et des apparences trompeuses. D’autres vivent comme lui dans la perception erronée qu’ils possèdent la possibilité effective de répondre aux besoins de la société. Leur adhésion passée à l’alliance passagère, exagérément baptisée alors «union nationale», leur offrit l’immense soulagement d’abdiquer toute initiative au petit caprice d’un président sous influence dans le choix d’un naïf qui sort de l’œuf, choisi par hasard pour faire de son mieux. Vitalité et dynamisme suffisaient, dit-on, à valoriser sa jeunesse liée à l’avenir, deux qualités réunies pour servir de support à une revendication de démocratie et de progrès. «Un Premier ministre jeune pour une Tunisie moderne» pourrait parfaitement passer pour le slogan politique des deux dernières années du mandat de Béji Caïd Essebsi qui, en revanche, n’a ni passé démocratique ni avenir politique.

La certitude d’avoir toujours raison

Le dernier discours de Youssef Chahed, adressé à de jeunes étudiants enthousiastes, prouve qu’il y a encore un doctrinaire parmi nous. Un être platonique, un pur esprit contemplatif, une individualité extra-sociale qui, lorsqu’il lui arrive de penser, il pense à côté des réalités, ne daigne pas s’abaisser aux choses triviales que chacun voit, mais uniquement à ce qu’il voit tout seul. Alors il crée un monde pour lui, celui des idées, qu’il gouverne à sa façon. Et dans la mesure où il ne s’aperçoit d’aucun des changements, il passe au travers de cet autre monde vécu, à la fois agité, désordonné, aléatoire, traversé de par et d’autre et en permanence par les vicissitudes d’un quotidien qui préoccupe l’ensemble de l’humanité.

Toujours est-il que notre doctrinaire ne se préoccupe point de ce qui est mais plus volontiers de ce qui n’est pas. Il s’ensuit qu’il se crée un monde à lui à travers sa doctrine appelée à rendre au pays sa prospérité et au peuple son bien-être. Des idées stériles enrobées sous des paroles majestueuses qu’applaudiraient volontairement les technocrates bornés et obtus qui ne comprennent rien à la société mais qui ont la certitude d’avoir toujours raison.

Un doctrinaire face aux vicissitudes d’un quotidien trivial et têtu. 

Face à l’échec, à ses yeux avéré, de toutes les politiques économiques entreprises à ce jour et bien que ne disposant que d’un très court terme, sa vision sera fondée sur l’établissement pur et simple d’un nouveau modèle de société, dont il serait le seul à maîtriser les tenants et les aboutissants, et dans lequel se combineraient l’économie de marché avec un certain degré d’intervention de l’Etat. Il lui suffit donc d’imaginer ce qui doit être et les événements humains se plieront sous sa raison souveraine.

Or, quoiqu’il dise ou fasse, l’avenir en commun part de la société elle-même, d’en bas et pas d’en haut. C’est le propre des révolutions citoyennes, censées faire assumer à la société la responsabilité de tous. Si la révolution avait en elle d’immenses conséquences à provoquer, la doctrine de M. Chahed les détruira pour les remplacer par des résultats imaginaires.

Or, aujourd’hui, l’activité du gouvernement est plus que jamais déterminée par le quotidien, fait de monotone banalité et de répétitivité lassante, exclu du domaine des sciences politiques car il fait obstacle à la création, au changement. Il représente pourtant la réalité toute crue, humaine, fonctionnelle, sans parti-pris politique ni discrimination.

L’irresponsabilité jointe à l’incompétence

En dépit des nombreuses campagnes engagées contre ceci ou cela, restées sans suite, et malgré les menaces de sanctions, rien n’a vraiment altéré la passivité organisée. C’est qu’au-delà des trains de mesures adoptées jamais abouties, il y a la vie quotidienne, ce lieu des insignifiances, dans laquelle les institutions sociales et la mentalité collective trouvent leurs racines et leur signification. On y trouve de tout : l’irresponsabilité jointe à l’incompétence, une situation économique et morale désastreuse, la dégradation du système éducatif, l’insupportable chômage des jeunes, le démantèlement programmé des structures administratives, l’absence de réformes structurelles, le cafouillage gouvernemental, la hausse insupportable des prix à la consommation, la crise du logement, une classe moyenne en voie de paupérisation dont on continue cependant à flatter les penchants consuméristes, la désagrégation des règles d’honnêteté courante et le délitement des relations sociales, l’explosion de la délinquance, l’insécurité et le trafic de drogues en progrès, la menace terroriste, la désorganisation des services publics, les pénuries intermittentes de certaines denrées, la corruption, apanage des Etats en voie d’effondrement, l’extension de la précarité dans un pays qui donne de moins en moins confiance aux investisseurs étrangers.

Les idées, les valeurs et les représentations de la réalité sociale, constituent également une dimension importante du fonctionnement du système économique au quotidien défini comme le concret, le vécu, et ne peut que donner lieu à des pratiques communes que rejettent les dogmes de la pensée savante: l’échange informel, la corruption, la contrebande, la petite et la grande délinquance ne sauraient alors intégrer le cadre de l’économie de marché.

D’autant plus qu’avec le temps, ces normes et valeurs d’un monde devenu ordinaire ont acquis un caractère évident et même habituel. C’est spontanément qu’elles sont appliquées et suivies. Elles constituent une «seconde nature» des agents économiques. Aucune politique, si géniale et prometteuse soit-elle, ne pourrait s’affranchir de ces normes qu’on est forcés de reconnaître comme allant de soi.

Caid Essebsi Gafsa

Béji Caid Essebsi joue les Papa Noël à Gafsa.

Mille projets pour Gafsa

C’est dans ce cadre de vie, à travers les pratiques journalières du monde ordinaire, fait d’arrangements, de tractations et de petites combines, de détournement de la réglementation, de débrouillardises nécessaires pour se dégager des difficultés complexes, ou tirer parti des failles du système pour améliorer ses moyens d’existence, que se pense toute politique. C’est cet ensemble parcellisé des fonctionnalités de la société, qui forment des domaines en apparences isolés et distincts, qui constitue l’arrière plan incontournable des réformes envisagées.

Enfin, pour réaliser son programme, Youssef Chahed doit surtout composer avec un chef d’Etat de plus en plus volatile, imprévisible et qui se comporte comme l’authentique représentant d’un régime présidentiel. Ne voulant pas arriver les mains vides, Béji Caïd Essebsi avait promis contre toute attente 1000 projets aux habitants de Gafsa.

Un chiffre sûrement concocté à mille lieux de sa destination. Et d’abord pourquoi avoir attendu si longtemps pour l’annoncer? Et pourquoi 1000? Pourquoi pas 800 ou 2200? C’est que le chiffre mille est un chiffre qui revient fréquemment et manifeste un sens symbolique. On prétend même qu’il possède une signification mystique et revient 4 fois dans le Coran. Symbole de multitude, il est souvent utilisé pour évoquer une quantité indéfinie. On envoie mille amitiés, on exprime mille excuses, on transmet mille respects, on rencontre mille difficultés, on souffre mille maux, on prend mille précaution et on fini par promettre… mille projets !

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