Accueil » Le monde de demain selon le National Intelligence Council

Le monde de demain selon le National Intelligence Council

Malgré la montée des flux migratoires, des nationalismes, des tensions internes, régionales et internationales, le monde de demain présente autant de risques que d’opportunités.

Par Yassine Essid

L’horizon, pour parler en termes nautiques et marins, désigne cette ligne entre la terre (ou la mer) et le ciel. Elle ne se laisse guère comprendre comme ce qui n’a pas de limite, mais elle est la limite entre l’une et l’autre. Or, cette ligne coupante entre le ciel et l’eau serait, pour tous ceux qui sont aujourd’hui à la barre, toujours introuvable. Car l’horizon recule au fur et à mesure qu’avance leur embarcation que les vagues bousculent, la projetant tantôt en avant tantôt en arrière. Alors elle vire de bord, va en dérive et manque sans cesse d’embarquer de l’eau.

Querelles interminables, ambitions minables

Au vu du vide intellectuel de dirigeants coupés de la réalité du pays, aucun espoir nouveau ne les appelle au-delà du point limite puisqu’ils ne sortent jamais des horizons de leur banal quotidien, vivent dans l’attente, ne cherchent pas à aller au-delà des événements devenus faits divers. Autrement dit, délaissent les impératifs du mode d’organisation et de gestion rigoureux de la société. Dans la mesure où la réflexion commence par le sommet pour dégringoler vers la base et, par cette même base, entame une longue marche vers ce qu’on croit être le sommet, tous ces politiciens, si mal partis, fourvoyés en un véritable et inextricable labyrinthe, l’horizon politique aurait dû normalement être gris, sans fermeté ni rigueur et terriblement embrouillé.

En haute mer, on ne voit plus les côtes, et chaque action d’une manœuvre doit pouvoir être énoncée clairement. Tout malentendu pouvant déboucher sur une avarie grave ou un naufrage. Or, l’avenir rempli d’écueils est signalé en permanence à travers les institutions internationales et l’opinion de certains citoyens encore lucides qui, s’ils avaient été écoutés, auraient évité au pays le long glissement des écroulements successifs, les auraient en tous cas largement réparés déjà.

La gente politique de ce pays, que rien n’ébranle, est toujours dévorée par ses querelles interminables, ses ambitions minables, ses mensonges grossiers, se disputant sans arrêt des parts de marché. Elle se permet malgré cela d’être condescendante à éduquer en exposant de savantes certitudes, d’infaillibles calculs et de subtiles combinaisons censées réduire à néant toute hypothèse alarmiste. Et si par malheur les événements venaient à les contredire presque à coup sûr, cela ne les empêchera guère de rester diserts et assurés.

Un avenir toujours prometteur et radieux

Alors à quoi bon sonder l’avenir puisque celui-ci est pour eux toujours prometteur et radieux? Il arrive, cependant, que l’on se rende finalement compte que prospective et stratégie sont devenues une science et que leur champ d’application devra s’étendre à l’action de tout gouvernement. Sauf que ce domaine exige l’absolue sincérité dans l’énoncé des dangers qui aident à révéler l’avenir: pauvreté, chômage croissant notamment des diplômés, baisse préoccupante de l’enseignement public, longue montée de l’ignorance qui favorise l’expansion du charlatanisme religieux, délinquance des jeunes, gestion débonnaire des finances publiques, déficit de la balance des paiements, endettement extérieur, délitement des institutions, régression dans la hiérarchie des valeurs sociales, affaiblissement du rôle et de l’autorité de l’Etat, corruption, menace terroriste, prolifération de pactes secrets, et que sais-je encore.

Cependant, les études étrangères des politiques à long terme, si elles n’annoncent pas la fin du monde, ne cessent, en revanche, de mettre en lumière les difficultés de certains régimes politiques, les incohérences de leur administration, la nécessité des réformes. Elles appellent à diminuer le risque et à prendre conscience des changements structurels profonds qui surviennent dans un monde devenu indéchiffrable. Prévoir et anticiper est plus que jamais indispensable afin d’éviter les écueils sur lesquels une société en tension risque de se briser.

De récents travaux dans la recherche stratégique nous aident par conséquent à mieux appréhender l’avenir. L’étude qui nous interpelle aujourd’hui ne relève point des analyses débridées et mystificatrices à la Youssef Chahed, dans un pays qui ne dispose d’aucune autonomie d’adaptation. Les options fondamentales ne sont pas classées, les investissements sont déterminés au coup par coup sans perspective d’ensemble, ce qui permet d’échapper à l’effort qu’implique une étude rigoureuse des décisions à prendre dans l’avenir immédiat en dépit de la dégradation progressive des structures socio-économiques internes et d’une dépendance à l’égard de l’étranger insoutenable à terme.

Un avenir à la fois plus dangereux et plus riche

Dans le cadre du processus d’intégration globale des marchés et de libéralisation des échanges, aucune prospective n’a de sens en dehors de celle dictée par une mondialisation néolibérale dont les Etats-Unis sont à la fois les promoteurs et les bénéficiaires. Pour la majorité des pays sous-développés, elles en constituent le point de départ nécessaire.

Dans un rapport élaboré par une structure qui réunit toute la communauté du renseignement aux Etats-Unis, la pensée à long terme s’avère essentielle à la stratégie d’encadrement des sociétés de même qu’elle contribue à l’élaboration de la politique étrangère d’une grande puissance telle que les Etats-Unis. Elle pousse à réexaminer les hypothèses clés, les attentes et les incertitudes.

Dans un monde de plus en plus interconnecté, une perspective plus longue est essentielle et oblige à se poser des questions sur les décennies à venir qui font appel à des enjeux importants et nécessitent une collaboration soutenue entre toutes les nations du monde: croissance démographique, pauvreté, terrorisme, cyber-attaques, biotechnologie, changement climatique, etc.

C’est alors que tous les quatre ans, le National Intelligence Council (NIC) entreprend une évaluation majeure des tendances globales (global trends). Autrement dit des forces et des choix qui vont façonner le monde au cours des deux prochaines décennies.

Global Trends 2030 : Alternative Worlds

La dernière version, comptant 232 pages, diffusée en janvier 2017, est la sixième d’une série intitulée ‘‘Tendances mondiales: le paradoxe du progrès’’ qui permet d’entrevoir la façon dont l’avenir, notre avenir à tous, pourrait se dérouler.

Que nous réserve le futur d’après ce rapport? Comment aboutir à cette «présomption de prospérité» qui sous-tend toute politique et qui signifie plus de bien-être, plus de démocratie et moins de conflits entre les nations?

Le lecteur tunisien qui s’attend à l’entre-vision d’un progrès ou l’extrapolation d’un recul possible de son pays sera forcément déçu. Le rapport est rédigé par thèmes et selon les grandes régions du monde. Néanmoins, il découvrira, comme en écho de ses propres inquiétudes, une série des contradictions qui se développent de plus en plus gravement dans le monde à tous les niveaux de l’activité économique et sociale et à auxquelles il est gravement exposé.

Le monde dans lequel nous vivons nous expose à une réalité paradoxale : les accomplissements de l’ère postindustrielle et les nouvelles technologies de l’information et de la communication façonnent un avenir qui est à la fois plus dangereux et plus riche en opportunités comme jamais auparavant. Ainsi, les cinq prochaines années verront-elles de plus grandes tensions au sein d’un même pays et entre les pays.

Risques, crises, tensions, conflits, armement…

Les risques d’éclatement de conflits déjà présents, tels que la course à l’armement, la montée en force des mouvements populistes, les revendications identitaires, la crise migratoire et les attentats terroristes seront aggravés par d’autres volets non moins déstabilisateurs: le ralentissement de la croissance, le dysfonctionnement de la machine économique mondiale, l’aggravation des difficultés de vie, et les inégalités qui se manifesteront avec encore plus d’évidence, composeront désormais notre quotidien.

Toutefois, ce sont les risques géopolitiques qui représentent la principale menace. Selon le rapport, les attentats terroristes, les conflits entre les États provoqués par une «gestion mondiale et régionale inefficace», ajoutés à l’incapacité croissante des institutions internationales et régionales à se mettre d’accord pour résoudre en commun les problèmes économiques, géopolitiques et écologiques et la polarisation pour des raisons ethniques, religieuses et culturelles, sont pour la première fois signalés comme des risques majeurs qui se manifesteront dès l’année 2017.

Dans cet inventaire à la Prévert, il faut ajouter les risques politiques déclencheurs de conflits qui augmentent au fur et à mesure que se multiplie le recours à la robotique et à l’intelligence artificielle.

Les auteurs citent parmi les dangers technologiques les plus probables, les cyberattaques, les vols de données, les logiciels capables de perturber le fonctionnement des systèmes énergétiques, des transports, des communications, etc.
Sur le plan économique, la robotique et les innovations technologiques nouvelles empiètent de plus en plus sur le travail humain conduisant à la croissance du chômage, de la précarité sociale provoquant des troubles sociaux.

Un nouveau paysage mondial émerge ainsi dans lequel il sera beaucoup plus difficile de coopérer à l’échelle internationale et de gouverner conformément aux attentes du public. Par ailleurs, mettant à profit les moyens technologiques perfectionnés, des groupuscules ainsi que des individus autonomes, exacerbent la menace terroriste qui ira en s’aggravant.

La situation n’est pas plus reposante sur le front intérieur de nombreux pays, y compris dans les pays occidentaux après des décennies d’intégration et d’alliances parties pour être indéfectibles.

Les flux migratoires sont maintenant plus importants qu’au cours des années 1970 et représentent une concurrence accrue pour les emplois nationaux. La lenteur de la croissance ainsi que les perturbations induites par le libre-échange et sur les marchés du travail, les disparités de la protection sociale, la concurrence fiscale, menacent à leur tour la réduction de la pauvreté et alimentant les sentiments nationalistes qui contribueront à l’aggravation des tensions dans et entre les pays. Dans un tel contexte, l’élection de Donald Trump autant que le Brexit feraient sens.

Les trois choix décisifs

Cependant, rappellent les auteurs, ce morne désespoir n’est pas gravé dans le marbre. Que les 5 ou 20 prochaines années soient plus éclatantes ou plus incertaines, repose sur trois choix décisifs :

– Comment les individus, les groupes et les gouvernements arriveront-ils à créer un ordre politique dans un contexte d’autonomies individuelles et d’économies en évolution rapide?

– Dans quelle mesure le pouvoir des États, ainsi que celui des individus et des groupes, pourrait arriver à élaborer de nouveaux modèles de coopération et de concurrence internationales?

– De quelle manière gouvernements, groupes et individus se préparent-ils à affronter les effets produits par le changement climatique et les procédés technologies avancés de transformation de la production ?

Pour revenir à cette idée de paradoxe, les mêmes tendances génératrices de risques à court terme peuvent aussi créer des opportunités pour de meilleurs résultats sur le long terme. Si le monde avait la chance de pouvoir profiter de ces opportunités, l’avenir serait bien meilleur.

Sonder l’avenir peut-être effrayant. Les événements se déroulent de manière trop complexe et nous sommes peu outillés pour les saisir d’une manière simplifiée. Les rythme d’évolution des forces économiques, politiques, sociales, technologiques et culturelles se précipitent d’une façon vertigineuse et dans une totale confusion.

On suppose généralement que les gens agissent rationnellement, mais les dirigeants, les masses et les individus peuvent se comporter différemment et de façon inattendue. Le «Printemps arabe» en est la parfaite illustration puisque la fragilité des régimes arabes était un fait constaté. Malgré cela, la révolte n’a pas touché tous les pays de la région.

Dans un contexte mondial émergeant, surprenant et discontinu, les Etats et les organisations les plus aptes à exploiter les opportunités offertes par le progrès seront ceux qui disposeront de cette capacité de résilience qui leur permettra d’absorber les chocs et retrouver un fonctionnement normal après une crise majeure.

Les Tunisiens se rendent compte de l’ampleur des périls présents et à venir et de l’inaptitude des gouvernements à y faire face avec vigueur, détermination et célérité. La question est alors de savoir si la Tunisie, à l’instar des organismes vivants, est capable de résister ou pas, de se régénérer afin de retrouver un jour paix et sérénité, autrement dit revenir à son point d’équilibre.

Un tel dessein exige que s’opère, d’un côté, un changement significatif dans le mode de gouvernement et, de l’autre, dans les valeurs portées par les élites qui soient suffisamment matures pour agir sans s’accrocher, tel un naufragé, aux oripeaux du passé. C’est la seule manière de se refaire une vie après l’épreuve et même d’en sortir grandi.

Lire le rapport dans sa version originale: « Global Trends 2030: Alternative Worlds » .

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!