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Tunisie, un pays qui croule sous le poids de son déficit commercial

Lettre ouverte à l’attention de monsieur le ministre de l’Industrie et du Commerce et à l’ambassadeur de l’Union européenne à Tunis.

Par Jameleddine Aouididi, Jannet Ben Abdallah et Ahmed Ben Mustapha *

Les résultats de la balance commerciale des biens de la Tunisie annoncés officiellement et qui consistent à additionner ensemble les transactions du régime général (résidents) soumis à la réglementation de change de la Banque centrale de Tunisie (BCT) et celles du régime offshore (non-résidents), qui «n’est pas tenu ni de rapatrier ni de céder les recettes des exportations en Tunisie», sont de ce fait tronqués, non conformes aux normes internationales et ne reflètent pas la réalité du déficit commercial des biens, grave et structurel, qui s’élève à 20,655 milliards en 2016 contre 12,621 annoncés officiellement, soit un taux de couverture des importations par les exportations catastrophique de 27,1% contre 69,8% annoncé.

S’agissant des rémunérations de la sous-traitance industrielle, elles doivent être prises en compte dans la balance commerciale des services en bonne et due forme et dans la transparence totale.

Pour juger de l’apport réel de ces services nous devons également déduire de cet apport les larges subventions payées par les contribuables tunisiens (salariés, ménages, professions libérales et entreprises locales) qui ont été estimées par la Banque Mondiale dans son rapport de 2014 (1) à environ un milliard de dollars américains par an (soit environ 2,2 milliards de dinars tunisiens chaque année !).

Dichotomie régime général et régime offshore

Monsieur le ministre, lors de votre intervention à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le 24 janvier 2017, vous avez cité le montant des exportations de biens réalisées au cours de l’année 2016 à hauteur de 29,146 milliards de dinars, le même montant publié par l’Institut national de la statistique (INS).

Au cours de la même intervention vous avez omis de citer le montant des importations pour la même année 2016, malgré son aspect tronqué, qui a été de 41,766 milliards soit un «déficit annuel de 12,621 milliards» annoncé officiellement.

Vous avez affirmé également que le montant des exportations est important et qu’il est du essentiellement aux exportations du secteur industriel, ce qui sous-entend que notre pays possède un tissu industriel qui paye les impôts, renforce nos réserves en devises (donc tissu local résident) dynamique et florissant pour influencer positivement notre balance commerciale des biens.

Or, monsieur le ministre, ce résultat idyllique est hélas loin d’être le cas si l’on se réfère au résultat alarmant du déficit commercial réel des biens qui se dégage du régime général (régime douanier) soumis à la réglementation de change de la BCT, seul à impacter nos réserves en devises et où la valeur des importations représente 3,7 fois celle des exportations. Ce résultat, alarmant et catastrophique, est en train de mener le pays vers l’abîme.

Le montant que vous avez cité officiellement est calculé sur la base de la méthodologie qui consiste à additionner la totalité des transactions commerciales des biens relatives aux deux régimes douaniers résidents» et non-résidents en vigueur dans notre pays depuis plusieurs décennies.

Cette méthodologie est non conforme aux normes internationales (aux 5e et 6e éditions du Manuel de Balance des Paiements BPM5 BPM6 du FMI et à l’application du Système Européen des Comptes nationaux et régionaux SEC 2010).

Ce subterfuge sert en fait à maquiller une réalité désastreuse de notre économie nationale qui a choisi la sous-traitance comme moteur de développement, à très bas salaires et moyennant de très larges et coûteuses subventions ci-haut citées, au profit essentiellement des entreprises européennes délocalisées.

Repenser le rôle des IDE

Ce choix totalement inefficace et anachronique, conjugué avec les effets d’un accord d’association asymétrique et injustifié notamment pour le secteur industriel local, a fini par déstructurer notre économie nationale et ruiner notre tissu industriel local naissant.

En effet, la participation du secteur des industries manufacturières dans le PIB ne représente qu’à peine 16% actuellement alors qu’il devrait se situer à plus de 30% pour devenir la locomotive du développement national.

Le taux moyen de croissance de ce secteur se situe autour de 3,4% par an au cours de la période 1998-2015 c’est-à-dire en-deçà de la moyenne du taux de croissance national tant vanté qui se situe entre 4 et 5% au cours de la période d’avant 2011.

Le résultat catastrophique de notre balance commerciale des biens sous le régime général (résident) n’est que le reflet de cette situation déconcertante.

Zied Ladhari

Le déficit de la balance commerciale est plus catastrophique encore que ne l’a annoncé, devant l’Assemblée, le ministre du Commerce et de l’Industrie, Zied Ladhari (ici au centre). 

Clarifier la manière d’estimer les indicateurs économiques

Afin d’éclairer l’opinion publique et les avertis sur la réalité des indicateurs économiques notamment au niveau de la balance commerciale des biens, dont le déficit structurel s’aggrave lourdement chaque année et qui a un effet direct extrêmement grave sur l’endettement du pays et sur la dépréciation de notre monnaie, nous estimons qu’il n’est plus possible aujourd’hui de se taire devant des subterfuges qui aboutissent à sous-estimer le déficit réel et à présenter un bilan tendancieux qui cache la réalité catastrophique de nos relations commerciales avec les pays de l’Union européenne (UE) et notamment avec la France (avec laquelle les chiffres officiels publiés par l’INS prétendent fallacieusement que nous réalisons un excédent de 1,035 milliard de dinars en 2015, alors qu’en réalité il s’agit d’un déficit d’au moins 2,4 milliards de dinars selon les ratios de la BCT qui estiment qu’environ 32% des exportations et 71% des importations de l’ensemble des deux régimes se rapportent au régime général). Il en est de même avec l’Italie et l’Allemagne. Ces affirmations sont loin de la réalité de nos échanges de biens qui sont réellement largement déficitaires.

Les réglementations en vigueur en appui de nos arguments

En appui de ce que nous affirmons, nous nous référons à des documents officiels et sans appel. Parmi lesquels nous citons :

1/ La réglementation de change de la BCT en vigueur qui affirme que :

Pour les importations :

– en régime général, les importations «sont soumises à l’obligation de domiciliation auprès d’un intermédiaire agréé» (obligation de domiciliation des factures d’achat auprès d’une banque pour assurer le paiement des fournisseurs étrangers);

– par contre, sous le régime offshore, «les entreprises totalement exportatrices de biens ou de services peuvent importer librement, sans formalité de commerce extérieur, tous les produits nécessaires à leur production, sous réserve de leur déclaration en douane». Cela veut dire que ces importations ne sont pas payées et ne ponctuent pas sur nos réserves en devises.

De même pour les exportations:

– en régime général, «les recettes d’exportation doivent être rapatriées dans les 10 jours qui suivent la date d’exigibilité du paiement»;

– en régime offshore, «les entreprises non-résidentes et totalement exportatrices (qui ne le sont plus à hauteur de 50% d’ailleurs) ne sont pas tenues ni de rapatrier ni de céder les recettes de leurs exportations».

2/ En confirmation de cette réglementation en vigueur, le rapport de la BCT publié le 30 mai 2016 intitulé «Analyse des échanges commerciaux de la Tunisie – Premier trimestre 2016» rapporte dans son préambule que «le présent document traite, pour la première fois (2), les échanges commerciaux par statut des opérateurs, selon l’optique change, à savoir : résidents et non-résidents, sachant que les résidents (contrairement aux non-résidents) sont appelés, selon la réglementation de change en vigueur, à rapatrier les recettes de leurs exportations par transfert de devises, qui affectent directement le niveau des avoirs en devises».

Ce même rapport affirme dans ses pages 12 et 13 que nous citons : «Pour attirer les IDE et promouvoir les exportations (comment oser appeler des exportations qui ne sont pas tenues de rapatrier en Tunisie les recettes de leurs exportations !), les sociétés exportatrices implantées en Tunisie peuvent exercer sous le statut de non-résident, si elles répondent aux trois critères suivants :
– si elles sont «totalement exportatrices» selon la réglementation de change en vigueur : au moins 50% de leurs ventes sont destinées au marché national (donc elles ne sont plus totalement exportatrices et elles pratiquent de ce fait une concurrence déloyale au détriment des producteurs locaux qui ont été ruinés sans oublier qu’il s’agit d’exportations de pays étrangers et d’importations tunisiennes totalement réalisées sur le territoire tunisien à savoir comment cela va se démêler fiscalement et sur le plan change et transfert des produits des ventes locales):

– la part des non résidents dans le capital de la société doit être d’au moins 66%;

– le financement de cette part du capital doit être effectué par un apport en devises.

De ce fait, «ces sociétés ne sont pas tenues de rapatrier les recettes de leurs exportations».

«Par contre, le reste des sociétés ont le statut de résident et sont de ce fait tenues de rapatrier les recettes de leurs exportations. Ces sociétés sont tenues à domicilier le titre de commerce extérieur (généralement la facture commerciale) auprès d’un intermédiaire agréé, pour servir comme base de rapatriement des exportations ou de transfert pour le paiement des importations, et sont ainsi des échanges effectuées «avec paiement» (il n’y a pas plus clair).

Et la BCT rajoute que «les échanges commerciaux de ces sociétés ont un impact direct et important sur les avoirs en devises, et les paiements des importations de ces sociétés est la principale raison des pressions exercés au niveau du marché de change, et leur impact (très négatif) sur le cours du dinar tunisien».

Tout est dit clairement dans cette affirmation de la BCT, monsieur le ministre. Et le montant de ces importations s’élève à 27,345 milliards de dinars en 2016 contre seulement 7,689 milliards d’exportations pour la même année soit un déficit réel et sans appel de 20,655 milliards et un taux de couverture de 27,1 % ! C’est tout simplement insensé que les responsables du pays puissent continuer à accepter une situation aussi désastreuse et ruineuse sans réagir.

Définition des exportations selon l’INSEE : clarifier les données des deux côtés

Pour répondre par la même occasion à la réaction apparemment irritée(3) de l’ambassadeur de l’UE sur ce sujet, nous rappelons la définition des exportations publiée par l’INSEE France (Institut national de la statistique et des études économiques) dans un document paru le 13/10/2016 qui affirme que les exportations de biens et services sont définis comme étant l’«ensemble des biens et services fournis par des résidents à des non-résidents, à titre onéreux ou gratuits» et il ajoute qu’«avec l’application du système européen des comptes nationaux et régionaux de 2010 (SEC2010), la définition des échanges extérieurs en comptabilité nationale est dorénavant fondée sur la notion de propriété»; et il ajoute pour mieux clarifier: «Ainsi, par exemple, les biens envoyés à l’étranger (en Tunisie, au Maroc ou ailleurs) pour travail à façon ne sont plus comptés en exportations de biens (vers la Tunisie), et la marchandise transformée n’est plus comptée comme une importation de biens (de la Tunisie donc à fortiori ce ne sont pas des exportations de celle-ci vers la France)».

Enfin l’INSEE ajoute : «En revanche est comptabilisée une importation de service industriel par le pays du donneur d’ordre (la France), d’un montant égal à la différence de valeur entre le produit fini et les intrants. Le solde total des échanges extérieurs n’est pas modifié». Fin de citation: il s’agit donc bien d’un service qui ne doit pas figurer dans la balance commerciale des biens mais dans celle des services ce qui n’est pas le cas actuellement en Tunisie; il s’agit donc d’un faux.

Reste à l’INSEE d’expliquer aux Français et aux autres comment la valeur d’un service industriel (de couture, de coupe et/ou de montage) est égale à la différence entre la valeur du produit fini et celle des intrants alors même que ces valeurs consistent, du côté tunisien au moins, à de simples déclarations en douanes qui n’obéissent à aucun contrôle: si c’est le cas, il suffirait de majorer la valeur des intrants et de minimiser la valeur des produits finis arbitrairement pour réduire la valeur payable du service industriel?

Monsieur le ministre, sachez que sur cette base le cumul des déficits annuels de notre balance commerciale de 2011 à 2016 s’élève au montant terrible de 109,331 milliards de dinars en 6 années soit 3,4 fois le budget de l’Etat pour 2017 (32 milliards de dinars) dont 20% environ sont imputables à la dépréciation de notre monnaie nationale contre seulement 95,194 milliards de dinars entre 1998 et 2010 soit en 13 années.

Si le déficit a été maintenu aux environs du même niveau de celui de 2010 soit 12,812 milliards de dinars au cours des 6 dernières années, le cumul serait de 76,920 milliards de dinars au lieu des 109,331 milliards actuels : la différence soit 32,411 milliards de dinars est à rapprocher de l’endettement exponentiel du pays au cours de la même période.

Et qu’on cesse ainsi d’agiter l’épouvantail de la fonction publique avec des comparaisons insensées qui visent à mettre cet endettement sur le dos des augmentations de salaires légitimes car ne couvrant même pas l’inflation réelle et importée galopante (estimée à plus de 11% par an en considération de la dévaluation du dinar), payées en dinars tunisiens alors que les importations sont payées en monnaies fortes et essentiellement en euro.

Sachez également que les parkings des concessionnaires automobiles regorgent de voitures importées et payées par des dettes au bonheur des multinationales. Quant à l’écoulement de ces véhicules sur le marché local, et étant donné le pouvoir d’achat détérioré de la classe moyenne tunisienne, il est tout simplement financé totalement par des crédits bancaires directement ou à travers les filiales de leasing au détriment du financement des secteurs productifs notamment dans l’agriculture et l’industrie.

Les importations massives tout azimut et de toute provenance européenne, turque et chinoise sont ruineuses pour notre pays qui s’endettent pour financer essentiellement des biens de consommations : c’est tout simplement suicidaire pour notre pays et pour les générations futures.

On se demande d’ailleurs qui se trouve derrière le dérapage du déficit avec la Chine passé de 1,990 milliard de dinars en 2011 à 3,474 milliards en 2016?

Les clauses de sauvegarde au profit de ses entreprises nationales

Monsieur le ministre, à quoi servent les décisions du Conseil de la Concurrence confirmées par des jugements en appel du tribunal administratif et les décisions d’ouvertures d’enquêtes publiés au Journal officiel de la république tunisienne (Jort) suite à des recours d’entreprises tunisiennes citoyennes qui ont accepté de jouer le jeu de la transparence et de la concurrence lorsque ces décisions sont jetées aux oubliettes depuis 2004 par les gardiennes (et gardiens) du temple du ministère du Commerce qui règnent en demeure et refusent d’appliquer les lois N°106 de 1998 et N° 9 de 1999 relatifs à la protection des entreprises locales contre les importations massives et contre le dumping pratiqué par les sociétés européennes entre autres, conformément aux règles érigées par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et énoncées par l’accord d’association de la Tunisie avec l’UE de 1995. Ces gardiennes (et gardiens) évitent apparemment d’irriter l’UE et les lobbies locaux qui profitent d’un soutien inconditionnel du syndicat patronal devenu syndicat des importateurs et des franchises.

Dans ce cadre, monsieur le ministre, mettre fin à cette situation de gabegie où des autorisations de commercialisations et de représentations locales sont accordées à des étrangers en flagrant délit de la loi de 1961 toujours en vigueur (il s’agit apparemment d’une application rampante de l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) avant terme, juguler ce dérapage infernal pour notre pays doit être une mission hautement prioritaire pour couronner votre responsabilité à la tête de ces deux ministères clés pour le développement de notre pays.

Il est plutôt nécessaire et urgent aujourd’hui d’appliquer les clauses de sauvegarde approuvées par l’OMC et le Fonds monétaire international (FMI) et qui figure dans l’article 35 de l’accord d’association signé en 1995 avec l’UE pour sauver ce qui peut être encore sauvé de notre économie nationale.

Sur ce sujet grave, une série de séminaires ont été organisés par la Fondation Temimi dirigée par le Dr Abdeljelil Temimi, que nous tenons à remercier, et dont le dernier est prévu pour ce samedi 18 février 2017 à 9 heures du matin (Centre Urbain Nord – Immeuble Imtiaz – Tél : 71231444).

Quant à l’ambassadeur de l’UE, nous tenons à lui rappeler les promesses non tenues du «processus de Barcelone» qui avait «défini notamment un programme de travail conjoint destiné à construire ensemble un espace de paix, de sécurité et de prospérité partagée — respectant notamment la déclaration universelle des droits de l’homme — mais également à développer les ressources humaines, à améliorer la compréhension entre les cultures et à favoriser les échanges entre les sociétés civiles au moyen d’une zone de libre-échange»

En guise de paix, de sécurité et de prospérité partagée, nos pays de la rive sud ont été totalement déstructurés économiquement (plus de 3500 entreprises locales mises en faillite depuis 1996), agressés par des bombardements dévastateurs en Libye, en Syrie, en Palestine occupée, au Liban, en Irak et au Yémen, sans oublier nos enfants éprouvés par un chômage insupportable et destructeur qui, en désespoir de cause, se jettent en mer ou s’immolent par le feu.

* Respectivement économiste-industriel, analyste-économiste et diplomate-ancien ambassadeur.

Notes :

1- Rapport de la BM sous le titre «La Révolution Inachevée».

2- Nous avons publié un article sur ce sujet au journal ‘‘Essahafa’’ du 6 août 2015.

3- Le terme cité ainsi figure sur un article publié par un journal électronique daté du 14 février 2017.

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