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Le ministère de l’Agriculture est-il capable régler le problème de l’eau?

Samir Taieb, ministre de l’Agriculture, visite un ouvrage hydraulique. 

L’autorisation de l’utilisation des forages dans les périmètres publics irrigués est une autre dérive dangereuse de la gestion de l’eau en Tunisie.

Par Raoudha Gafrej *

Un communiqué a été adressé, en janvier 2017, via le commissaire régional au développement agricole de Manouba, aux commissariats régionaux au développement agricole (CRDA) de Béja, Bizerte, Manouba et Ariana, interdisant, cette année, les cultures maraîchères à cause du manque d’eau dans les barrages du nord, sans pour autant prévoir des mesures alternatives.
Mais avant cela, et dans le but de pousser les agriculteurs à l’économie de l’eau, la circulaire N°162 a été adressée le 26 juillet 2016 aux CRDA pour appliquer une dérogation aux conditions d’octroi des subventions aux installations d’économie d’eau : ne pas considérer l’endettement et le certificat de propriété pour l’octroi des subventions aux agriculteurs.

Aussi, le 27 février 2017, le ministre de l’Agriculture a signé une circulaire au sujet des «mesures de circonstances exceptionnelles prises pour faire face au manque d’eau d’irrigation dans les périmètres publics irrigués».

Cette circulaire fournit l’autorisation d’exploiter les eaux souterraines qui n’affichent pas d’exploitation excessive et cela après étude des dossiers au cas par cas, selon les conditions techniques et administratives. Les gouvernorats concernés par cet avis sont Béja, Bizerte, Ariana et Manouba.

Qualité des ressources en eau dans les gouvernorats du nord

Si la quantité existe, qu’en est-il de la qualité des ressources dans ces gouvernorats?

Sur la base de l’annuaire de la qualité des eaux souterraines publié par la direction générale des ressources en eau relatif à l’année 2015, on note qu’au gouvernorat de Béja existent 5 nappes phréatiques. Leur salinité varie entre 122 et 4862 mg/l. Les concentrations en nitrate oscillent entre 1 et 337 mg/l. Cette concentration de nitrate largement au-dessus de la norme tolérée, qui est de 50 mg/l avec 152 mg/l dans la nappe de Khalled Teboursouk, utilisée pour l’eau potable et de 337 au niveau d’un puits de la nappe Sidi Ismail Thibar utilisé exclusivement pour l’eau potable et 120 mg/l à la nappe Nefza Ouechtata utilisée pour les deux usages: alimentation en eau potable et irrigation.

Au niveau de la moyenne vallée de la Medjerda, dont l’usage est exclusivement pour l’irrigation, la salinité est comprise entre 2,5 et 4,5 g/l. Pour la nappe à Gouboullat, la salinité est comprise entre 3 et 5 g/l et la concentration de nitrate est de 135 mg/l utilisée uniquement pour l’irrigation.

Toujours au niveau du gouvernorat de Béja, il existe 8 nappes profondes dont la salinité varie de 108 à 4266 mg/l. Les concentrations en nitrate oscillent entre 1 et 180 mg/l. La nappe profonde calcaire de Teboursouk affiche une salinité élevée dépassant 4 g/l et un taux de nitrate de 143 mg/l dans un puits. La salinité dans un puits réservé à l’eau potable affiche une salinité de 2,5 et 79 mg/litre de nitrate. La nappe plio-quaternaire Bled Ghenima affiche une salinité de 3,7 et une concentration de nitrate de 101 utilisée pour l’agriculture.

Au niveau du gouvernorat de Bizerte, il existe 4 nappes phréatiques. La salinité varie de 950 à 5.457 mg/l. Les concentrations en nitrate oscillent entre 14 et 239 mg/l. Au niveau d’un puits servant à l’alimentation en eau potable au niveau de la nappe Guenniche, la salinité est de 950 mg/l et une concentration de nitrate de 151 mg/l. Au niveau des 2 nappes profondes, la salinité est de 1502 mg/l. et la concentration en nitrate est de 32 mg/l.

Au gouvernorat de l’Ariana, la nappe phréatique affiche une salinité variant de 1.721 à 12.450 mg/l. Les concentrations en nitrate oscillent entre 4 et 351 mg/l. La nappe profonde n’est pas suivie.

Au niveau du gouvernorat de Manouba, il existe 4 nappes phréatiques dont la salinité varie de 1075 à 3826 mg/l. Les concentrations en nitrate oscillent entre 13 et 363 mg/l. Un seul puits indique un taux de nitrate de 13 mg/l. Au niveau des 3 nappes profondes, la salinité varie de 1507 à 3644 mg/l. Les concentrations en nitrate oscillent entre 31 et 245 mg/l.

La dégradation de la qualité des nappes due à l’agriculture intensive dans ces gouvernorats pose la question de la rentabilité de cette agriculture et des risques sanitaires au niveau de l‘usage de l’eau potable issu de ces nappes.

Comment les périmètres publics irrigués sont-ils alimentés en eau?

Selon l’enquête des périmètres irrigués de la campagne 2014-2015, la répartition des superficies irriguées en intensif par source d’eau (tableau ci-dessous) indique que l’eau de surface irrigue 76% des superficies irriguées en intensif au gouvernorat de l’Ariana, 89% à la Manouba, 80% à Bizerte et 97% à Béja. En considérant des besoins moyens de 5000 m3/ha/an, ces superficies initialement irriguées par les eaux de surface (49.630 ha) nécessiteraient environ 248,15 Mm3.

Répartition des superficies irriguées en intensif selon les sources d’eau (campagne 2014-2015)


Or, les grands barrages ne fournissaient qu’environ 58,7 Mm3 répartis comme suit : 10,7 Mm3 pour le gouvernorat de l’Ariana, 5 Mm3 pour Manouba, 27 Mm3 pour Bizerte et 16 Mm3 pour Béja.

Un autre élément à considérer est le fait que les superficies irrigables sont plus importantes puisque le taux d’intensification en 2015 a été de 41% à Bizerte, 67% à Manouba, 82% à Béja et 77% à Bizerte.

Mais est-ce que les nappes pourront fournir ce volume d’eau?

Sur la base des annuaires d’exploitation des nappes de la DGRE, les ressources disponibles (après comptabilité de l’exploitation actuelle) au niveau des nappes ne sont que de 60 Mm3 comme le montre le tableau suivant.

Ressources et exploitation des nappes

Si l’on suppose des besoins en eau de 5000 m3/ha, cette réserve actuelle ne peut irriguer qu’environ 11.998 ha, soit seulement 16% des superficies irrigables à partir des eaux de surface (barrages du nord, barrages collinaires et pompage direct sur les oueds).
Ce constat indique le stress auxquelles les nappes seraient soumises et le risque majeur de surexploitation.

Une dérive dangereuse de la gestion de l’eau

Compte tenu de ce qui précède, avant de s’engager dans cette solution, avons-nous envisagé les réponses à toutes les interrogations ci-dessous ?

• Comment allons-nous octroyer les autorisations des forages et/ou puits sur des nappes dont les ressources renouvelables sont-elles mêmes tributaires des conditions climatiques?

• Comment allons-nous surveiller le pompage et pour quelles superficies sachant que les ressources disponibles ne peuvent en aucun cas couvrir les besoins?

• Comment allons-nous gérer ces forages une fois le potentiel en eau de surface est rétabli de nouveau? Allons-nous fermer ces forages? Par quel miracle les agriculteurs reprendront-ils l’usage des eaux de surface et l’infrastructure existante?

• Comment allons-nous surveiller la dégradation davantage de la qualité des eaux souterraines due en grande partie à l’utilisation intensive des engrais et fertilisants sur les terres sachant qu’une seule fraction des nitrates est absorbée par les plantes, le reste étant perdu au cours de la transformation par plusieurs mécanismes comme la volatilisation ou entraîné par lixiviation et donc rejoindra forcément de nouveau les eaux souterraines et les eaux de surface et donc le domaine public hydraulique ou la norme maximale tolérée est de 50 mg/l selon la NT 106.02.

• Comment éviter le risque de salinisation des terres et de l’eau avec l’usage de ces eaux fortement chargées?

• Comment allons-nous sécuriser l’alimentation en eau potable en provenance de ces nappes déjà polluées par les nitrates et éviter les conflits prévisibles sur la ressource?

• Enfin, comment limiter cette circulaire à ces quatre gouvernorats ? Qu’en est-il pour les autres?

Cette mesure de dernière minute n’est-elle pas une dérive et une entorse à la gestion intégrée des ressources en eau ?, ou s’agit-il plutôt d’une régularisation «déguisée» des forages et puits illicites existants et une autorisation anticipée des forages illicites à venir? N’est-ce pas une mesure qui est de nature à compliquer davantage la gestion de l’eau par les Groupement de développement agricole (GDA) déjà fragile par le contexte institutionnel sous lequel ils opèrent? Quelle est la durabilité de cette mesure alors qu’actuellement Béja dispose de 435 Mm3 d’eau de surface disponible mais non utilisée stockée dans les barrages de Sidi El-Barrak (270 millions de m3), barrage Ezzarga (24 millions de m3), Zayatine (33 millions de m3), Gamgoum (18 millions de m3), El-Kbir (64 millions de m3) et El Moula (26 millions de m3)? Qu’avons-nous laissé à nos enfants?

N’est-il pas plus opportun d’envisager la reconversion de certaines activités agricoles qui sont économiquement non rentables et celles qui sont climatiquement non viables et d’instaurer d’autres mécanismes pour faire face effets de la sécheresse appelée à s’intensifier avec le changement climatique comme les assurances climatiques ou la tarification climatique?

Le ministère de l’Agriculture est incapable de régler les propres problèmes de l’agriculture, comment pourrait-il prétendre à régler le problème de l’eau?

Mais la question clé qui demeure toujours : à qui profite cette gestion défaillante des ressources en eau ?

* Enseignant chercheur, membre du club Ecolo de l’Atuge.

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