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Les dérives de l’université en Tunisie

L’enseignement supérieur en Tunisie vit des moments difficiles et se trouve dans un état de délabrement sans précédent. Récit d’une supercherie avalisé par un doyen peu scrupuleux.

Par Béchir Ben Aissa *

L’université tunisienne assumait, depuis toujours, la responsabilité de l’enseignement et de la recherche, mais aussi celle de la promotion des valeurs normatives éthiques et morales. Parmi les angles sous lesquels l’activité universitaire est souvent considérée et qui fournissent les critères selon lesquels elle peut être évaluée, nous citons habituellement la communauté universitaire et les principes éthiques impliqués dans son développement.

La responsabilité de l’université est perçue à la lumière d’une épistémologie des vertus dont celles de la «pensée critique» et de l’«honnêteté intellectuelle» qui se concentrent sur la poursuite universelle de la compréhension et de la vérité.

Sans moralisme aucun, je dirais que l’enseignement supérieur en Tunisie vit des moments difficiles et se trouve dans un état de délabrement sans précédent.

Une profonde crise éthique sous-tend les épiphénomènes (fuite de cerveaux, dégradation du statut de l’enseignant, nivellement par le bas, absence de vision et de visibilité, compétences livrées à elles-mêmes, complaisance, mandarinat, clientélisme, etc.) qui s’aggravent au fil des ans.

Je ne compte nullement m’ériger en donneur de leçons ou en contempteur des travers de mes collègues. Pour éviter de duper les autres, il faut d’abord apprendre à ne pas se duper soi-même. Pour ne pas abuser les autres, ne pas s’abuser soi-même, étant entendu qu’on est soi-même la personne qu’il est le plus facile d’abuser.

Mais pour ne pas en être complice, on aura, au moins, témoigné contre ce que nous considérons comme une tromperie, une fraude flagrante.

Je commence par les faits qui m’ont inspiré cette réflexion.

J’ai été invité à faire partie d’un jury pour évaluer un dossier d’habilitation à diriger des recherches (HDR). On découvre, après la soutenance, que la thèse qui fait partie du dossier et supposée être éditée, comme le mentionne l’exemplaire distribué aux membres du jury, chez telle maison d’édition, n’a jamais été éditée nulle part. L’éditeur a écrit, le 18 janvier, puis, le 24 janvier 2017, dans deux courriels différents, qu’il n’a jamais publié ladite thèse et qu’il n’a jamais autorisé l’auteur de celle-ci à utiliser son logo.

La thèse jointe au dossier soumis le 2 février 2016 (dernier délai du dépôt) à l’attention de la commission afin que les travaux du dossier bénéficient de la recevabilité, n’a jamais été publiée ni avant ce jour-là, ni ce jour-là, ni presqu’une année après.

Et comme le candidat a fait croire que celle-ci était publiée en janvier 2016 (dépôt légal, logo d’un éditeur connu et numéro d’ISBN), il serait très difficile pour le jury et pour la commission de ne pas considérer cela comme une tromperie volontaire ou un usage de faux ou même une fraude dont le concerné est pleinement responsable.

La thèse n’a jamais été évaluée par un comité éditorial de lecture qui aurait témoigné de sa valeur scientifique justifiant son édition et sa diffusion.

Là aussi, on pourrait accuser le candidat de supercherie, car, par son geste, il a fait croire à la commission et au jury que sa thèse a déjà mérité une évaluation positive de nature à appuyer son dossier.

Jusqu’à la soutenance, le 7 janvier dernier, il n’a jamais révélé aux instances évaluatives que c’était une impression en 10 exemplaires comme il l’avouera après coup.

Le candidat a écrit dans un courriel, daté du Lundi 23 janvier 2017, au président de la commission de doctorat et d’habilitation que le 2 février 2016, le jour-même du dépôt du dossier, il était allé chez un imprimeur, à El-Menzah, pour «travailler la couverture» avec lui.

Le dépôt légal indiqué sur la thèse imprimée date de «Janvier 2016», alors qu’il a écrit, lui-même, dans le courriel précité, que les 10 exemplaires ont été imprimés, en sa présence et avec son accord, le 2 février 2016. A quoi servait donc cette date du «dépôt légal» sans valeur sinon à abuser la commission?

La candidate avoue, aujourd’hui, presqu’une année après le dépôt de son dossier et l’obtention de la recevabilité (sans laquelle il n’y aurait eu ni évaluation ni soutenance), qu’il n’a été tiré de sa thèse que 10 exemplaires, imprimés et jamais vraiment édités.

Le jury demanda au doyen, par le biais de la commission, de suspendre la remise du diplôme pour fraude caractérisée, faux et usage de faux. La Commission a consacré deux réunions à cette affaire (le 20 janvier et le 30 janvier 2017) et après de longues discussions, elle a décidé d’envoyer, le 14 février dernier, via le doyen et le recteur une lettre au ministre de l’Enseignement supérieur lui demandant un report de la délivrance du diplôme et la prise des mesures nécessaires. Cette lettre ne lui serait vraisemblablement jamais parvenue.

Puis, le même jour, il a écrit une lettre en arabe au doyen, envoyée par mail et dans laquelle le président lui a demandé de venir débattre de «l’affaire» avec les membres de la commission de doctorat. Mais 13 jours se sont écoulés sans que le doyen ne réponde et ne dise s’il a fait suivre la lettre au ministre ou non.

La commission vient d’apprendre que le doyen a délivré au candidat son diplôme de HDR et qu’il a aussi fait publier aux éditions de Dar Allittihad, à Tunis (20, avenue de Paris), le «travail de longue haleine» de la concernée.

Les membres de la commission ont décidé d’adresser au doyen, via le bureau d’ordre, une courte lettre dans laquelle ils lui ont demandé de leur dire ce qu’il a fait de leur requête adressée au ministre.

Enfin, et après nous avoir gravement abusés par la fausse publication de sa thèse, voilà que le candidat décide de nous signifier la «grande importance» de son ouvrage dit de longue haleine, durement critiqué par le jury, en publiant, ces derniers jours (sûrement après la soutenance et après la découverte de sa supercherie), à l’ouverture de cet ouvrage une préface de la chercheuse française de très bonne notoriété dont on taira le nom.

Seulement, là aussi, nous sommes dans la tromperie totale et cette préface n’est qu’un leurre qui ne témoigne que d’un ouvrage à la qualité incertaine qui, déjà présenté en France dans le cadre d’un projet d’habilitation, n’a point permis à la candidate d’être jugée digne d’habilitation (par vanité ou par calcul, elle nous a caché cet échec !). C’est madame (…) qui vient de le confirmer dans deux emails (3 et 8 mars 2017) envoyés au président de la commission. La lecture de sa lettre du 8 mars est édifiante.

Je m’abstiens de tout jugement et m’en tiens aux faits. Nous vivons un monde en proie à de profondes transformations dont l’analyse est difficile, les maux très graves et les remèdes complexes.

Ces transformations établissent un ordre nouveau qui affecte l’État et nos systèmes de gouvernance, qui pèse aussi bien évidemment sur l’université. Un changement de paradigme se dégage de ces changements massifs. Un nouveau rapport au savoir, à la formation, à l’éthique est en train de miner dangereusement les structures profondes de l’esprit et de l’institution.

* Universitaire.

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