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Soins versus sécurité : L’impossible équation de la médecine tunisienne

Pourquoi, en Tunisie plus qu’ailleurs, le personnel de soins de santé de première ligne continuera-t-il à payer un lourd tribut aux incidents liés aux soins médicaux?

Par Lotfi Benmosbah *

Si l’objectif de l’hospitalisation d’un patient demeure naturellement sa guérison, il faut garder à l’esprit que, comme toute activité humaine, l’activité médicale est caractérisée par un fort degré d’incertitude. Malgré un degré d’efficacité de plus en plus élevé, la complexité des pratiques au sein des établissements de soins génère de plus en plus de risques jusque là méconnus.

Nombreuses études internationales ont confirmé que les complications liées aux soins sont loin d’être exceptionnelles.

– Aux Etats-Unis, les résultats d’une enquête épidémiologique, menée dès 1999, ont montré que ces complications pouvaient entraîner jusqu’à 98.000 décès par an, loin devant les accidents de la voie publique ou le cancer du sein. En aéronautique, cela correspondrait à crash quotidien d’un Boeing 747.

– En France, 4,5% des patients hospitalisés présentent une complication liée aux soins.

Si ces chiffres semblent étonnamment élevés, il faut savoir que les progrès de la médecine induisent une complexité également croissante de sa pratique.

Une médecine plus complexe

Cette médecine toujours plus performante mais aussi toujours plus complexe, exige un maillage organisationnel toujours plus élaboré, toujours plus important et fait appel à une multitude de compétences humaines.

Une autre source de complications est l’élévation de l’espérance de vie qui maintient en vie une population plus âgée naturellement plus vulnérable présentant souvent de multiples maladies.

Avec l’évolution de la médecine, les patients décéderont plus souvent de complications liées aux soins que de leur propre maladie. L’exemple de l’infarctus est à ce titre très parlant. Dans les années 50 du siècle dernier, un médecin qui diagnostiquait un infarctus cardiaque, se contentait d’annoncer avec gravité que l’état du patient était critique et que son pronostic de survie dépendait de sa capacité à réagir. Absout de toute poursuite ou inquiétude, ce médecin était bien au contraire vénéré.

Aujourd’hui dès l’évocation du diagnostic d’infarctus, le patient est immédiatement transféré dans un établissement de santé où l’on pratiquera une coronarographie. Une fois le diagnostic confirmé, une dilatation coronaire est pratiquée et un stent est posé dans l’artère coronaire.

Cette thérapeutique qui, ainsi décrite pourrait paraître simple, est en fait très complexe. Elle nécessite l’intervention de plusieurs corps de métiers et une organisation minutieuse.

La dilatation coronaire est une opération qui consiste à faire pénétrer un cathéter dans une artère du corps humain avec lequel on va progresser jusqu’à atteindre l’artère du cœur qui est bouchée.

Dans ce cathéter on introduit un dilatateur qui va désobstruer l’artère et on termine la procédure par la pose d’un stent qui la maintiendra ouverte. Cette thérapeutique complexe, pratiquée pour traiter les patients, est, comme tant d’autres, pourvoyeuse de complications pouvant aller jusqu’au décès. Ceci est encore plus fréquent si le sujet est âgé et souffre d’une multitude d’autres maladies.

Cependant, malgré cette complexité, les études occidentales s’accordent pour dire que la fréquence des complications liées aux soins pourrait être moins élevée et que 40% de ces complications sont évitables.

Pendant longtemps, la gestion de ces complications consistait tout simplement à rechercher l’erreur qui permettrait de désigner un coupable, à la suite de quoi, des mesures spectaculaires étaient prises afin de calmer les esprits.

En effet, la cause immédiate la plus visible de ces complications demeurait le plus souvent liée aux conséquences d’une erreur commise par un professionnel au cours d’un acte de soin.

Depuis, différents travaux scientifiques ont relevé que pour diminuer la fréquence élevée de ces complications, il était peu efficace de se focaliser exclusivement sur les erreurs humaines. Celles-ci sont nombreuses et relativement inévitables. Des études menées à bord du cockpit d’un avion ont montré, par exemple, que pilote et copilote commettaient en moyenne deux erreurs par heure chacun.

Il est pourtant intéressant de relever que la fréquence de ces erreurs humaines est étroitement liée au contexte professionnel dans lesquelles elles surviennent. Dans 85% des cas, les défaillances organisationnelles et techniques sont la cause directe de leur survenue.

Agir sur ces défaillances permettrait de réduire de manière drastique la fréquence des erreurs.

A la suite du rapport publié en 1999, l’Institut américain de médecine a proposé de s’inspirer de l’aviation pour mettre en place un système qui d’une part, érige des obstacles à l’erreur, crée les conditions favorables aux bonnes décisions et met en place des barrières pour diminuer la portée de l’erreur commise d’autre part.

En Tunisie, nous ne disposons malheureusement pas de données publiées à l’échelle nationale. Cependant deux études, récemment menées dans des hôpitaux du Centre-Est, ont montré que 10 à 11% des patients hospitalisés présentaient des complications liées aux soins. 65% de ces complications étaient évitables.

Comparé aux pays occidentaux, les complications liées aux soins sont non seulement beaucoup plus fréquentes mais la proportion des complications évitables l’est aussi.

Pourquoi le système de santé tunisien reconnu pour sa performance génère-t-il autant de complications liées aux soins ? Les causes sont multifactorielles. Parmi les plus pertinentes, nous citerons

1) Les dépenses de santé :

Comme précédemment expliqué, plus la médecine devient performante plus elle se complexifie et plus les moyens à mettre en place pour limiter les risques inhérents à cette complexité doivent être importants.

Quand en France, les dépenses de santé s’élèvent à 9.140 DT par habitant et représentent 11,5% du PIB et qu’aux Etats-Unis, ces dépenses s’élèvent à 18.272 DT par habitant et représentent 17,4% du PIB.

En Tunisie, les dépenses de santé par habitant atteignent à peine les 493 DT par habitant et ne représentent que 7% du PIB.

2) Le secteur public :

L’ampleur des déficits en infrastructures, en moyens de surveillance et en moyens humains n’est plus à démontrer. Cette situation est aggravée par le manque d’autonomie des établissements par rapport à leur ministère de tutelle.

L’hypercentralisation des décisions laisse très peu de place à l’initiative aux acteurs locaux alors qu’ils sont plus à même d’identifier et corriger les risques relevant de leurs pratiques.

3) Le secteur privé 

Le problème y est moins aigue que dans le secteur public. Mais ce secteur souffre d’une réglementation obsolète et anachronique, plus adaptée à la gestion des cliniques tunisiennes d’accouchements du début du 20e siècle qu’à celle des établissements privés actuels qui ont un fonctionnement d’établissement de santé de troisième ligne.

Cet anachronisme entraîne les différents acteurs à contourner cette réglementation pour éviter des situations de blocage qui pourraient compromettre la sécurité des patients.

Un autre grand problème est celui des forfaits de prise en charge de certaines pathologies par la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam).

Certains n’ont pas été réévalués depuis plus de vingt ans alors que les coûts de traitement de ces pathologies et des moyens mis en place pour assurer la sécurité des patients connaissent une envolée exponentielle. Il serait naïf de penser que, dans pareilles conditions, la lutte contre les complications liées aux soins puisse être totalement efficace.

Pour conclure, de nos jours la médecine curative de part sa performance et sa complexité est, une activité à risque élevé et ses complications sont fréquentes. Pour palier à ces défaillances, il est nécessaire de s’éloigner de l’approche basée sur la recherche du coupable qui, même si elle procure une forme de soulagement, a de toute façon montré ses limites. Il faut plutôt adopter une approche basée sur la détection des défaillances organisationnelles et techniques du système de santé.

Quant à la forte médiatisation des affaires médicales, elle ne témoigne nullement de l’apparition d’un nouveau phénomène mais elle est plutôt le reflet de la libération de la parole. Depuis la révolution, le citoyen tunisien exige son droit à un soin non seulement efficace mais que ce soin lui soit également délivré dans les meilleures conditions de sécurité.

Sans un dialogue sociétal qui tienne compte de tous ces paramètres afin d’arriver à une refonte globale du système de santé, des droits des patients et de la responsabilité des acteurs de santé, les malades continueront à payer un lourd tribut en terme de complications et les professionnels médecins et paramédicaux, véritables boucs-émissaires, continueront à être jetés en pâture à la justice pour contourner un problème qui relève en premier lieu d’une vision stratégique nouvelle à l’échelle nationale.

* Anesthésiste-réanimateur, président de la Société tunisienne de gestion des risques en établissement de santé (Sotugeres).

 

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