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Affaire du Dr Hamrouni: Bouc émissaire des uns, martyr des autres

A force de (mal) défendre Dr Slim Hamrouni, les médecins ne vont-ils pas en faire le martyr dont beaucoup d’entre eux ont, en réalité, besoin?

Par Dr Mounir Hanablia *

Les médecins anesthésistes réanimateurs ont fait la grève le 9 février 2017, puis les 14 et 15 mars, dans les cliniques privées, concomitamment à la tenue d’une assemblée générale à la faculté de médecine de Tunis, à laquelle a participé l’ensemble du corps médical, avec à l’ordre du jour le rappel pressant aux autorités de la revendication d’un code de la profession médicale, censé protéger autant les droits des patients, que ceux des médecins. N’ayant rien vu venir, les blouses blanches ont observé une nouvelle grève générale, le 23 mars, pour rappeler leurs revendications.

Le chef du gouvernement et la ministre de la Santé publique avaient promis, lors d’une précédente grève générale, et du sit-in organisé à la Kasbah, que la demande serait satisfaite dans un délai de deux mois. Mais, le maintien en détention préventive, malgré la dégradation de son état de santé, du Dr Sami Hamrouni, ce médecin hospitalier anesthésiste réanimateur de Gabès arrêté suite à une erreur transfusionnelle sur un patient décédé ultérieurement, puis sa condamnation, ainsi qu’un infirmier, à un 1 an de prison ferme, a été jugée inacceptable par l’ensemble de ses collègues, et a sans aucun doute joué un rôle déterminant dans le durcissement de leur action.

D’une affaire l’autre

Il est en effet incontestable que le corps médical dans son ensemble ne se sent plus en sécurité face à la mauvaise presse qu’il estime lui être sciemment faite par l’ensemble des médias et des réseaux sociaux, et face aux plaintes et aux procédures judiciaires, qui leur font suite, depuis l’affaire du mort-né de Sousse et celle de Gabès, au cours desquelles deux médecins avaient été arrêtés pendant ou en dehors de l’instruction, sans que leurs responsabilités eussent encore été établies dans le cadre d’un procès régulier.

Et en fin de compte, ce que revendiquent les médecins, face à la complexité croissante de la pratique médicale, au caractère imparfait des techniques thérapeutiques, et aux évolutions souvent aléatoires des maladies, c’est de bénéficier avant le procès de la présomption d’innocence et de ne subir de mesures coercitives qu’après que les avis des experts eussent donné de la vérité une approche réaliste délimitant les responsabilités.

Ces revendications sont elles pour autant réalistes? Le code de procédure pénale accorde à cet effet aux représentants de l’autorité des pouvoirs largement discrétionnaires. Il permet aux officiers de la police judiciaire, au juge d’instruction et au procureur de la république d’ordonner la mise en détention de qui bon leur semble pour les besoins d’une enquête dans le cadre d’homicide, d’atteinte aux biens ou aux personnes, ou dans celui de terrorisme, ou de trafic de substances illicites.

Or selon la présidente de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), la détention peut non seulement être ordonnée pour les besoins de l’enquête, mais aussi lorsque les preuves du délit sont évidentes. Preuves évidentes du délit…

Dans la pratique médicale, le délit est constitué par l’imprudence, la négligence, l’impéritie, la violation manifeste d’une règle ou d’une obligation de sécurité, ou la non-assistance à personne en danger. Or en matière de médecine, faute de formation adéquate, réalité qui demeure compréhensible, le parquet ou la justice d’assise ne sont pas habilités à juger sans l’avis des experts. Et il faut d’autant plus le réaliser que dans l’affaire de Sousse, la jeune résidente avait été écrouée parce qu’ayant écrit sur le dossier Apgar 0 puis après l’avoir effacé, et remplacé par Apgar 1, elle a été accusée d’homicide volontaire. Dans les faits, cela ne changeait absolument en rien le pronostic vital, absolument sans espoir, du nouveau né, mais pour la justice, cela revenait à nier le fait qu’un être eût vécu, avec toutes les conséquences juridiques qui eussent pu en découler.

La médecine à l’épreuve de l’opinion publique

Une même situation s’est trouvée ainsi mise en lumière sous deux angles différents sans qu’on eût pu y attribuer une quelconque faute de l’une des parties. Mais ce sont quand même les procédures normales reconnues par la loi, et naturellement, le public, le commun des mortels, se poserait la question de savoir pourquoi les médecins devraient bénéficier, avant les procès, d’un traitement de faveur dans des affaires conclues par des décès ou des infirmités importantes des patients. Et c’est toujours l’opinion publique que l’on doive contenter, au besoin au détriment de la justice «substantif» et non «institution» : ainsi que l’avait dit un célèbre avocat, quand l’opinion publique entre par une porte, la justice sort par l’autre.

Car il ne faut non plus se faire aucun doute : s’il y a bel et bien un durcissement vis-à-vis des conséquences de la pratique médicale, les médecins sont convaincus qu’il obéit aussi aux pressions émanant de l’opinion publique, que dans une conjoncture économique et sociale difficile, et pour des raisons électoralistes, les autorités politiques, comme du temps de Ben Ali, s’efforcent de satisfaire au moindre prix.

Médecins manifestent devant le palais du gouvernement à la Kasbah

Les médecins manifestent, le 9 février 2017, devant le palais du gouvernement à la Kasbah.

Quid de l’affaire des stents périmés ?

Ce soupçon a été d’autant plus renforcé par l’ambigüité entretenue par l’autorité de tutelle au ministère de la Santé, qui s’est abstenue d’agir selon ses prérogatives légales comme elle aurait pu et dû le faire afin d’éclairer la justice et de préserver les intérêts de toutes les parties en cause.

Comme elle aurait pu le faire, oui, bien évidemment : il n’est qu’à voir comment l’affaire des stents périmés, bien plus grave, bien plus flagrante, n’a jusqu’à présent pas eu les conséquences judiciaires attendues, ainsi que l’avait si justement rappelé l’ex-ministre de la Santé Said Aïdi ; personne n’a été mis à un examen; personne n’a été détenu ne serait-ce qu’une journée en cellule pour les besoins de l’enquête; aucun syndicat n’a réclamé le suivi d’une politique tenant compte de la nécessité du respect des équilibres budgétaires des hôpitaux, ou de supprimer les privilèges de caste qui ne font qu’en aggraver les déficits financiers.

Dans ces conditions on ne peut nullement parler de préétabli judiciaire contre les médecins, mais c’est une constatation qui n’exclut nullement les calculs politiques. A commencer par ceux des médecins. Car, abstraction faite des revendications d’ordre syndical, se rapportant à l’inévitable question fiscale, et visant entre autres à la suppression de la TVA, on a du mal à penser quelque part que le corps médical dans son ensemble ait aussi pour ambition de faire modifier, en fonction de ses intérêts, le code de la procédure pénale.

Lobby médical et syndrome victimaire

Faire pression sur l’autorité politique, tel peut être effectivement le but, il est en effet toujours politiquement coûteux pour un gouvernement de voir les médecins marquer leur mécontentement, c’est aussi un mauvais signe, particulièrement le lendemain même d’une attaque terroriste repoussée avec des pertes humaines parmi les forces de l’ordre. Et la mobilisation du corps médical dans son ensemble suppose également la participation de toutes les parties les plus pesantes et les plus influentes, les plus riches aussi, sans lesquelles toute action de grande ampleur ne serait pas possible. Et ces groupes dominants sont évidemment les cliniques privées avec leurs gros actionnaires – dont les anesthésistes réanimateurs constituent quelques unes des figures de proue – mais aussi les sociétés de distribution de matériel médical, paramédical, et de produits pharmaceutiques.

On avait vu comment du temps de Ben Ali ce lobby médical avait mobilisé l’ensemble de la profession contre l’instauration de la Caisse nationale l’assurance maladie (Cnam), et quels intérêts politiques il s’était finalement révélé servir. Et la question est là : si l’état de santé détérioré du Dr Sami Hamrouni devrait poser la question de l’arrêt de sa détention préventive en raison de considérations humanitaires, jusqu’à la conclusion de son procès, la justice pourrait arguer de la cruauté de la peine endurée par la famille de la victime pour s’y opposer, mais c’est l’ampleur du mouvement de protestation du corps médical, et en particulier de ses collègues anesthésistes réanimateurs, qui surprend.

Quand on fait partie d’une corporation, se retrouver régulièrement sous les feux crus de l’actualité dans une position défavorable face à un journalisme accusateur souvent peu scrupuleux, peut contribuer à développer un syndrome victimaire poussant les différents membres à s’identifier aux victimes de ce que l’on estime être une ou des injustices. Cela on le comprendrait.

Et encore: en 1985, suite au décès d’une patiente au décours d’une anesthésie, à l’hôpital de Poitiers, et aux accusations du chef de service, deux médecins anesthésistes réanimateurs avaient comparu devant les assises en état d’arrestation, mais nul parmi leurs collègues n’avait invoqué une quelconque nécessité à entreprendre une action collective en vue de l’exiger leur libération; ils avaient d’ailleurs été acquittés.

Evidemment ce que l’on entend à présent, c’est que si les médecins ne se défendent pas eux-mêmes, comme le font désormais toutes les corporations, ils seront jetés dans la fosse aux lions; argument évidemment tiré de la réalité quotidienne du pays, et des actions entreprises avec plus ou moins d’opportunité par d’autres corps professionnels, comme les avocats ou les enseignants, pour ne pas dire les syndicalistes. Mais avec les syndicalistes, les enseignants, les avocats, il n’y avait assurément pas eu décès d’êtres humains.

Quand le dernier sera parti sans éteindre les lumières

La réalité plausible dans cette affaire, c’est cependant que le lobby médical juge nécessaire de batailler pour sauver un obscur médecin anesthésiste réanimateur, de Gabès, qui ne soit même pas issu de l’activité libérale; voilà qui devrait attirer l’attention sur la pertinence des mobiles animant ses thuriféraires.

Jean-Jacques Rousseau avait écrit ces mots : «Si vous voyez un banquier Suisse se jeter par la fenêtre, jetez vous derrière lui, il y a sûrement quelque chose à gagner.»

Pourrait-on en dire autant de la corporation médicale? Lorsque un article inique de la loi des finances 2017 a, en violation du principe d’égalité constitutionnelle, accordé aux cliniques le droit de communiquer à l’administration fiscale le détail des services fournis par chaque médecin, personne n’a protesté ni porté plainte auprès du tribunal administratif (il n’y a pas encore de cour constitutionnelle) contre le caractère incongru de la nécessaire inégalité qui en découlerait, favorisant une fois encore les médecins gros actionnaires détenteurs du pouvoir de décision, et depuis des années, de monopolisation des malades tout venants dans les cliniques, et qui quoique étant de loin ceux qui gagnent le plus d’argent au sein de la profession, soient à même de ne faire communiquer de leurs bénéfices, et de ceux de leurs amis, à l’administration fiscale, que ce qu’ils estimeraient nécessaire.

Et lorsqu’un responsable du syndicat des spécialistes libéraux soulève la question, ce n’est nullement pour l’aborder sous cet angle, mais pour exhorter ses collègues à se faire débiter leurs prestations directement auprès des patients. Cette revendication simultanée donc d’un code de la profession médicale et de la défense d’un collègue détenu ne semble finalement ne constituer pour les fractions les plus influentes de la corporation qu’un false flag, capable de mobiliser l’ensemble du corps médical autour de motifs valables, mais dont naturellement ils seraient les plus grands bénéficiaires.

Quels seraient ces bénéfices? Influer sur le verdict final des affaires de matériel périmé en cours où les intérêts engagés sont très importants? Dissuader les autorités de se mêler des relations complexes établies entre les fournisseurs, les cliniques, et les hôpitaux? Maintenir le statu quo au niveau de l’hôpital pour l’activité privée complémentaire (APC), ou plutôt le transfert des patients des hôpitaux publics vers les cliniques privées?

Car, au-delà de l’affaire du Dr Sami Hamrouni, c’est bien le transfert d’un patient d’un hôpital public vers un centre privé, où il a succombé après une erreur médicale, qui semble en avoir constitué pour certaines parties, dont la justice, l’aspect non moins blâmable, non moins inacceptable. Quand bien même la justice n’accepterait pas de perdre la face en refusant de s’incliner devant les pressions exercées par une corporation professionnelle, qui, c’est le moins que l’on puisse dire, n’est pas en odeur de sainteté auprès de l’opinion publique, cette agitation qui risque d’être sans lendemains, comme l’avaient été toutes celles incluant le corps médical, ne contribuera-t-elle pas, au fond, à proroger le calvaire de notre infortuné collègue?

Quand tout le monde se sera lassé et que le dernier sera parti sans éteindre les lumières, qui se souciera encore de lui? A force de (mal) le défendre, n’allons-nous pas en faire le martyr dont beaucoup dans la profession ont, en réalité, besoin?

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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