Accueil » Tunisie : La lutte contre la corruption entre sanction et impunité

Tunisie : La lutte contre la corruption entre sanction et impunité

En Tunisie, tout concourt à prouver que les priorités des dirigeants des partis politiques et celles du pays et du peuple ne sont pas les mêmes. Loin s’en faut…

Par Mounir Hanablia *

L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) adopte la loi sur l’Instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption. Simultanément, la commission parlementaire entérine, après l’avoir quelque peu modifié, le projet de loi dit de la réconciliation nationale, qui sera ultérieurement discuté en assemblée plénière et soumis à son approbation.

Peut-on à la fois institutionnaliser des lois contre la corruption tout en en votant d’autres exemptant les corrompus des poursuites pénales, même si c’est moyennant certains arrangements financiers?

Condamner le corrupteur et exempter le corrompu

Pour les députés, les deux lois ne sont apparemment pas antinomiques. A ce qu’on en dit, on ferait la différence entre les fonctionnaires qui se sont fourvoyés en exécutant les ordres venus d’en haut, et les hommes d’affaires qui ont ouvert le porte-monnaie pour arracher de juteux contrats.

Dans les faits, la limite est plus floue: comment en effet faire la différence entre le chef de service de la fonction publique qui a exécuté un ordre manifestement illégal par lâcheté, et celui qui l’a fait en escomptant un avantage légal, tel l’avancement dans sa carrière, ou l’embauche de l’un de ses proches?

En fait la limite est encore plus ténue, il faudrait dans une même affaire condamner le corrupteur, c’est-à-dire l’homme d’affaires, conformément aux lois en vigueur, tout en exemptant le corrompu des poursuites pénales dans le cas où on jugerait qu’il fût un fonctionnaire loyal ayant obéi aux ordres. Qui le jugerait? Toute la question est là.
Mais le propre des lois est, n’est ce pas, de s’appliquer à tout le monde, on a du mal à penser qu’une affaire illégale fût punissable à une extrémité de la chaîne, et susceptible d’arrangements à l’autre.

L’assemblée adopte la loi sur l’Instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption (116 votes oui, 10 non et 5 abstention).

L’autre anomalie, c’est l’application rétroactive des nouvelles lois. Un parlement a certes le droit d’en agir ainsi, mais en même temps il perd sa légitimité morale à le faire, en particulier lorsqu’il n’existe pas de cour pour juger de la conformité des lois avec la constitution. C’est actuellement l’une des plus grandes anomalies du système politique dans notre pays, le parlement vote des lois sans qu’il n’y ait aucune autorité juridique légitime susceptible de les remettre en question. Dans ces conditions peut-on encore parler de démocratie?

Le présent projet de loi, tout le monde en convient, est l’aboutissement de l’une des principales promesses autour desquelles un parti politique, le Nidaa, qui est aussi par ailleurs représentatif de gros intérêts financiers du pays, s’est agrégé et s’est constitué, on peut même la considérer comme sa pierre angulaire. Une pierre angulaire basée sur la neutralisation de la justice transitionnelle de Sihem Bensedrine, apparemment sacrifiée par ses amitiés et ses soutiens politiques sur l’autel de la realpolitik.

Certes ce parti a vécu de multiples turbulences, des dissensions, des dissidences, mais à ce qu’il paraît personne n’y a jamais remis en question le projet de loi dite de la réconciliation nationale.

Assemblée-Gouvernement : La grande confusion

On comprend l’insistance du chef de l’Etat à le faire voter le plus rapidement possible, y compris durant la période estivale, lorsque l’opinion publique est généralement moins mobilisée. Mais l’accord des deux principaux partis de la majorité parlementaire (Nidaa et Ennahdha) à ce sujet laisse transparaître plutôt des calculs partisans, des accords de parti à parti dont on chercherait en vain, en une période prioritaire de lutte clairement affichée du gouvernement contre la corruption, un quelconque appui à cette lutte.

Quand on sait que ce gouvernement là, est, il ne faut pas l’oublier, lui-même issu de la majorité parlementaire, on ne peut même plus parler de choix partisan. Est-ce que le gouvernement dispose encore d’une majorité lorsque sa politique est prise ainsi à contre-pied par le propre parti dont il est issu?

Tout cela témoigne de la grande confusion qui règne actuellement sur la scène politique.

La lutte contre la corruption menée par le chef du gouvernement bénéficie-t-elle de l’appui du parlement ?

Certes la loi sur la réconciliation nationale n’a pas encore été votée, mais l’insistance avec laquelle elle est chaque fois remise sur le tapis laisse augurer chez ses promoteurs de grands espoirs quant à son adoption lorsqu’elle sera présentée devant l’assemblée générale, malgré l’opposition proclamée de plusieurs partis (Front populaire, Courant démocratique, UPR, etc.).

Dans tout cela, la seule cohérence, est le fait du parti Ennahdha : il a réussi bon an mal an à demeurer le seul principal parti politique qui ne se soit pas érodé, dont l’accord soit indispensable pour le vote de n’importe quel projet de loi. Il a réussi à bloquer l’enquête parlementaire au sujet du transfert des jihadistes tunisiens vers la Syrie. Comme il l’a fait pour empêcher toute velléité de reprise des relations diplomatiques avec le régime syrien. Et tout en étant le principal soutien du gouvernement, il en a évité la charge et la responsabilité. C’est d’autant plus remarquable que ses liens supposés avec le Qatar, actuellement sur la sellette, ainsi que la volonté clairement affichée de Trump de combattre le terrorisme, le destinaient à être l’un des grands perdants en Tunisie du changement politique américain.

Il faut dire que beaucoup s’accommodent bien de cette hégémonie, y compris aux plus hautes marches de l’Etat. Et pour le moment c’est une brillante réussite pour un parti dépourvu de programme de gouvernement, et qui a encore bien du mal à prouver que la wahhabisation de la société ne constitue plus son objectif principal.

En attendant, le verdict dans l’affaire de la Banque franco-tunisienne (BFT), véritable flèche du parthe décochée par les milieux financiers internationaux contre le chef du gouvernement après sa visite à Washington, prouve d’une manière éclatante qu’au sein de l’ARP, les priorités des parrains des partis politiques et celles du pays ne sont pas forcément les mêmes.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.