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La Journée du Savoir ou l’hymne à l’ignorance

Au lieu de s’alarmer devant l’inéluctable nivellement par le bas du niveau d’éducation, nos chers responsables célèbrent en grande pompe un savoir inexistant sous ces cieux.

Par Yassine Essid

Il est peut-être grand temps de revoir certaines célébrations officielles destinées, à l’origine, à rappeler l’importance politique de construire l’identité commune et de participer au renforcement d’une certaine unité nationale. Il en est ainsi de la fête de l’arbre, de la journée de la femme, de la journée de la culture, autant que celle destinée à glorifier le savoir.

Tous ces rendez-vous avaient bien leur raison d’être pendant «la Grande bataille» alors engagée par Bourguiba contre la misère et le sous-développement. Ils donnaient tout leur sens à une stratégie qui ne pouvait souffrir d’être ignorée.

Il fallait en effet que l’ensemble des transformations politiques, sociales et culturelles, liées à la nécessité urgente de promouvoir le progrès, soient non seulement identifiables, mais jalonnées de quelques dates sûres et inamovibles.

Le savoir, qui embrasse aussi bien les connaissances de bases, l’enseignement des fondamentaux, que les avancées techniques et les innovations, était à l’époque considéré comme un enjeu majeur dans le développement économique conçu principalement comme le modèle d’une société fondée sur la science et le progrès technique. A ce titre, le savoir méritait largement d’avoir sa propre «journée».

Un système éducatif écroulé et irréformable

Mais, avec le temps, le niveau scolaire et universitaire s’est carrément écroulé : décrochage dès la primaire d’élèves de plus en plus démotivés, mauvaise pédagogie, prolongation d’un système trompeur dans lequel parents et enfants estiment qu’avoir le baccalauréat relève du génie, non-maîtrise des langues d’enseignement et de leur impact sur l’appropriation des connaissances, orientation universitaire aberrante qui dirige le rebut des bacheliers vers les sections lettres, sciences humaines et sociales, jadis prestigieuses, dévalorisation des parcours technologiques et manque de courage et d’initiatives de la part des différents gouvernements. Ce mammouth, qui absorba pendant des décennies le quart du budget de l’Etat, est devenu aujourd’hui irréformable.

En attendant, l’avenir du savoir continue à abreuver les discours des écrivaillons et des plumitifs vaniteux qui encombrent les cabinets présidentiels et ministériels et se laissent aller à confondre la politique et les bons sentiments.

Le savoir est devenu dès lors un de ces sujets-bateaux aussi intéressant que si on évoquait le beau temps qu’il fera et les pluies à venir. Les mots n’ayant plus de sens, on se glose sur «le développement économique des nations», «l’habilitation du capital humain», «l’économie de la connaissance», «l’adaptation à la technologie», autant d’interprétations qui constituent des summums de banalité, mais qui reviennent pourtant, chaque année et à quelques nuances près, comme un leitmotiv.

Lors de l’allocution du chef de l’Etat, lors de la dernière Journée du savoir, célébrée au Palais de Carthage, avec la même pompeuse solennité qu’au temps de Ben Ali, l’un des bourreaux du système éducatif tunisien, de nombreuses personnalités figuraient au premier rang.

Si l’on excepte le président de l’Assemblée et le chef du gouvernement, le reste des invités présents auraient dû, logiquement, représenter l’élite pensante de la nation : éminents savants qui indiqueraient par leur présence à quoi ressemblera l’enseignement de demain, prestigieux détenteurs de chaire d’université ou étudiants brillants aux parcours d’une réussite exemplaire.

Or, en regardant de près, que voit-on à côté du Premier ministre? L’homme de compagnie de la famille Caïd Essebsi, faisant fonction de chef de cabinet présidentiel. Les mains jointes, attentif, il adopte, derrière des lunettes qui lui donnent un air d’intellectuel, la posture politique familière chez les donneurs de leçons sur la modernité, la démocratie, les fondements de l’Etat, le réformisme et tous les poncifs relatifs à ce genre de rencontres. A sa droite, le regard vague, est assis un vieil homme sans fonction ni véritable expression. Il a l’air de crouler sous le poids des événements bénins de sa vie quotidienne sans se poser trop de questions sur un monde qui avance à son insu.

Rached Ghanouchi : le jihâd contre l’ijtihâd

Continuons cette insolite revue des troupes. Parmi les occupants de la même rangée, se détache la figure du vénérable Cheikh Rached Ghannouchi surpris par le photographe dans un état d’endormissement peu profond qui le surprend par brefs instants, le temps de se débattre dans un absurde cauchemar suscité par son aversion toute naturelle à l’égard de la modernité et le progrès du savoir.

Sans aller jusqu’à l’accuser d’adhérer au dogme qui veut que la terre soit plate, le leader islamiste ne pourrait pas se départir du programme d’apprentissage à l’éducation islamique, hostile à toute pensée critique, à tout effort de réflexion. Pour lui, comme pour ses frères d’armes, tout le savoir de l’univers est consigné dans le Coran en plus d’une quantité d’informations sur ce qu’il est permis et ce qui est interdit de faire. Quant à la Sunna du Prophète, elle définit des normes applicables dans toute société. Or, alors même que les «portes de l’ijtihâd» se sont fermées en terre d’islam, elles se sont ouvertes dans l’Occident chrétien par la médiation de penseurs musulmans. La culture musulmane, alors d’une richesse incroyable dans tous les domaines du savoir de l’époque, avait assimilé l’apport culturel du monde grec antique, mais aussi celui de l’Inde et de la Perse. Aux yeux des Arabes, les croisés, arrivant en Terre Sainte, n’étaient que des barbares grossiers et ignorants.

Tout cela, le Cheikh Ghannouchi le sait. Mais il a préféré, en adhérant au militantisme actif des Frères musulmans, substituer à la notion d’ijtihâd celle du jihâd.

La médaille du mérite intellectuel à Hafedh Caïd Essebsi

Hafedh Caïd Essebsi (HCE), indéracinable leader de Nidaa Tounes, est aussi présent. Le regard en biais, il laisse transparaître toute son indifférence aux propos de son papa. D’ailleurs, comment aurait-il pu faire autrement alors que sa présence est la négation même du Savoir comme facteur d’intégration sociale et de promotion professionnelle.

Venu en solitaire, il donnait l’air de regretter l’absence de ses compagnons du devoir : le marchand corrompu, l’affairiste combinard, le trafiquant en tout genre de même que le propagandiste véreux, qui auraient pu offrir aux générations présentes et futures l’exemple qu’on peut réussir sa carrière sans diplômes.

La présence à ses côtés de son alter ego, Slim Riahi, mystérieux nanti devenu président de club de football et leader de parti politique, aurait été, n’eût été la fâcheuse campagne de Youssef Chahed contre la corruption, un autre témoignage vivant que la fortune sourit aux audacieux ignares qui se lèvent tard mais qui disposent d’employés qui se lèvent tôt.

Dès son plus jeune âge, HCE, avec raison, se voulait autonome, méprisant par principe tout ce qui peut s’enseigner.

C’est donc en parfait et persévérant autodidacte qu’il s’est intéressé à la chose politique. Délaissant ses études, il a trouvé très tôt sa vocation, intégrant les problématiques sociales, politiques et économiques, révélant une propension pour le concret, le travail de terrain, la compréhension de l’homme et de son influence dans le champ des questions d’organisation sociale. Pour celui dont l’ascension professionnelle correspond parfaitement à l’idéal de la méritocratie, le chef de l’Etat aurait dû passer outre les reproches de népotisme pour lui décerner la médaille du mérite intellectuel.

L’enseignement devenu porte d’accès vers l’échec social

Un rassemblement aussi solennel ne pouvait pas se produire sans la présence du maître de céans, Slim Khalbous.

Cumulant deux ministères, il domine à lui seul toute la filière éducative à laquelle ne manque que la gestion des maternelles qui, à son grand regret, demeure du ressort de la ministre de la Famille.

Petit universitaire sans grand relief, il est devenu, à peine nommé, un conteur d’histoires. Loin de juger utile d’entreprendre une évaluation de l’état de lieu, il s’est aussitôt lancé dans la recherche des chimères : un nouveau modèle d’éducation de demain à travers une énième et vaine réforme du système de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.

Or, chaque année, le classement des 500 meilleures universités du monde, publié par le cabinet Shanghai Ranking Consultancy, fait la part belle aux établissements américains, européens et asiatiques dans toutes les disciplines de la connaissance sans qu’aucune université arabe ne figure dans ces palmarès.

Il est vrai qu’il faudrait pour cela que les critères pris en compte pour réaliser ce classement soient intégrés dans des traditions universitaires qu’on ne retrouve pas dans notre environnement de recherche et d’apprentissage actuel : la réputation académique et professionnelle des établissements, le nombre de prix Nobel et médailles Fields, le nombre de chercheurs les plus cités dans leur discipline, le volume et la notoriété des publications et citations dans les revues scientifiques et bien d’autres emblèmes encore introuvables.

Rappelons aux irresponsables, qui enfoncent chaque année davantage leur tête dans le sable et se complaisent dans le déni de l’imminence du péril, que le recul qui a déjà marqué la masse touche désormais l’élite intellectuelle dans son ensemble.

Aujourd’hui, dans certaines facultés, transformées en d’immenses salles des pas perdus, on peut très bien accéder au rang de professeur d’université sans avoir publié une seule œuvre notable ! Certaines commissions de recrutement acceptent même que des ouvrages publiés à compte d’auteur soient comptabilisées dans les dossiers de candidature comme des contributions majeures.

D’ailleurs, toute sévérité, toute exigence de rigueur ainsi que le caractère de précision et d’exactitude qui doivent s’imposer aux candidats, sont considérés inacceptables, assimilés à un abus de pouvoir et à l’exercice d’un insupportable mandarinat.

Du système éducatif légué par la France, il ne reste plus qu’un échafaudage de caisses vides et les disciplines, considérées autrefois comme des matières nobles, sont devenues une porte d’accès vers l’échec social.

Les chiffres hallucinant des déperditions scolaires, les programmes qui préparent mal l’accès à l’enseignement supérieur, l’effondrement du niveau des élèves, bien qu’accablants, n’impressionnent plus personne. Certes, quelques nostalgiques, qui avaient connu le certificat d’études et le brevet, qui récitaient par cœur les règles élémentaires de la grammaire et de la conjugaison et se souviennent de l’extrême rigueur de leurs instituteurs, sont stupéfaits de découvrir aujourd’hui la baisse du niveau d’exigence, le fait qu’on ne s’alarme plus devant l’inéluctable nivellement par le bas du niveau d’éducation.

Mais quelle importance au fond? A quoi sert la grammaire, la syntaxe, la conjugaison? A rien, du moment qu’il est devenu possible de développer une vie intellectuelle dans un à-peu-près linguistique. Résultat : au-delà d’une frange d’excellence, en très nette diminution, le reste des élèves et des étudiants subissent le plus fortement une spirale régressive.

Nos officiels ont beau se gargariser de mots bateau et de formules toutes faites sur les réformes indispensables, le système continuera inexorablement à produire des carottes et de navets.

 

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