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Le cardiologue Mohamed Fajraoui s’installe en France

Le départ du Dr Fajraoui pour exercer en France, après deux expériences malheureuses à Zarzis et Tunis, pose le problème du développement de la médecine en Tunisie.

Par Dr Mounir Hanablia *

La médecine tunisienne vit indéniablement, et à l’instar du pays, une période difficile. Et naturellement, étant l’un des intervenants principaux de sa profession (il n’en est plus le seul, loin de là) le médecin se trouve en première ligne, il doit en assumer souvent non seulement les conséquences des politiques publiques ou corporatistes, mais également les effets de ses interventions sur des malades, ainsi que leurs conséquences médiatiques sur une opinion publique que le développement des techniques d’information a rendus fréquemment vindicative, et parfois, injuste.

La stratégie défensive des médecins tunisiens

Face à cette évolution en fait liable à la mondialisation, le médecin a développé dans notre pays, peut être inconsciemment, une stratégie défensive faisant appel à la victimisation, dont la teneur serait que la fréquence des préjudices subis par les patients, fût mineure, ces préjudices étant assez souvent rattachables aux conséquences de politiques publiques, critiquables.

L’autre volet de cette stratégie défensive est l’invocation du nombre croissant de médecins tunisiens préférant abandonner leur pays afin de s’installer sous d’autres cieux, un argument qui ne fait souvent que déchaîner encore plus dans les médias et les réseaux sociaux l’ire d’une opinion publique très montée depuis que les partis politiques ont habilement fait porter la responsabilité de la carence sanitaire qui existe dans les régions de l’intérieur, à la corporation médicale, opposée dans son ensemble au service civique médical, promu par le ministre d’Ennahdha Abdellatif Mekki.

Pourtant les médecins dans leur ensemble, qui brandissent l’argument de l’émigration massive des jeunes médecins comme conséquence du mauvais procès fait à la médecine, se gardent bien d’en évoquer l’une des raisons essentielles, l’existence d’une élite fortunée de gros actionnaires, contrôlant les rouages de grandes cliniques privées, et se posant en médiateurs obligés entre le public et la compétence professionnelle.

Paradoxalement, de cela, le public, si avide de sensationnel et de détails sordides et morbides, quand il s’agit d’erreurs médicales, ne veut surtout pas entendre parler, tout au plus l’étalage sur la place publique des carences organisationnelles faisant le jeu de certains égoïsmes bien connus au sein de la profession, ne provoque au mieux que des bâillements agacés, au pire que des sarcasmes sur la jalousie professionnelle d’une corporation supposée être au-dessus de cela.

Quant aux autorités de tutelle, prisonnières du libéralisme économique et confondant l’intérêt de quelques uns, y compris et surtout quand il s’agit de fonctionnaires de l’Etat, avec ceux de tout le pays, elles ne réagissent pour le moment pas.

Le Dr Mohamed Fajraoui est donc l’un de ceux qui ont fait le choix de s’expatrier. Il ne s’appelle pas Mohamed Salah Ben Ammar, et on ne peut donc invoquer à son égard le manque de gratitude de l’Etat vis-à-vis de ceux qui l’ont servi, ni l’atteinte à son prestige.

De l’hôpital la Rabta, à Tunis, à Zarzis

Pourtant Mohamed Fajraoui est cardiologue interventionnel, c’est-à-dire un cardiologue doté de compétences très pointues qu’il n’a acquises qu’au prix de quatre années de formation supplémentaire par rapport à ses collègues cliniciens. Il est le fils de Si Youssef, qui fut entre les années 70 et 90 le surveillant de la salle de cathétérisme de l’hôpital la Rabta, à Tunis. Il s’est formé dans le service de cardiologie interventionnelle de Nancy, l’un des plus prestigieux de France, durant près de quatre années, et il a bénéficié pour cela d’une bourse. Une fois sa formation accomplie avec succès, le Dr Fajraoui, en rentrant en Tunisie, a fait le choix de s’installer dans la ville de Zarzis au sud du pays.

Toute cette région présentait jusqu’à 2010 cette particularité de ne disposer d’aucune salle de cathétérisme : que l’on songe que les habitants de Gabès victimes d’un infarctus du myocarde devaient faire 130 km pour se rendre à la salle de cathétérisme la plus proche située à Sfax ! Pourquoi il en a été ainsi, pendant des années, tout le monde l’ignore, mais personne à Gabès, la grande ville des Bouchammaoui, où pourtant le besoin existe, n’avait jugé nécessaire d’investir pour installer une salle de cathétérisme qui aurait couvert prioritairement tous les gouvernorats sud.

Qui plus est, que l’on songe que dans une région touristique fréquentée chaque année par des milliers de touristes, ou de pèlerins israélites, comme Djerba, personne n’avait jugé utile d’installer une telle structure destinée à sauver des vies humaines dans un contexte d’urgence. Pourtant un célèbre homme d’affaires de Djerba s’était porté acquéreur d’une clinique là- bas, ainsi que d’une autre à Tunis.

Le Dr Mohamed Fajraoui avait donc accepté de s’installer dans une région où il ne se rendrait pas très utile, faute d’installations nécessaires pour l’exercice de ses compétences, qui, faut-il le rappeler, ne courent pas les rues.

Il faudrait donc déjà que le public, toujours aussi mal informé, et tout autant imbu de ses certitudes, comprenne donc une chose : dans une région dénuée de clinique cardiologique, un cardiologue, à fortiori interventionnel, ne rend pas plus de service aux malades qu’un généraliste, et il n’est pas forcément dans l’intérêt de ce dernier qu’un spécialiste s’installe à ses côtés. Et celui-ci est d’autant moins requis de s’y installer que tout décès lui serait à tort, par ignorance ou pour le décrédibiliser, imputé, sous le fallacieux prétexte du manque de compétence, alors que ce qui devrait surtout être en question serait le manque de moyens.

Il n’est pas difficile d’imaginer combien le besoin issu de la désertification médicale dont puisse souffrir une région, puisse susciter l’intérêt et la convoitise des régions limitrophes disposant des moyens nécessaires pour les satisfaire. Et la ville la plus proche de Zarzis disposant d’un centre de cathétérisme interventionnel était à cette époque là Sfax, située à… 272 km.

Autrement dit, le Dr Mohamed Fajraoui, en s’installant à Zarzis, se condamnait déjà à ne pas pouvoir assurer la prise en charge des urgences coronariennes, en particulier les infarctus du myocarde et les angors instables. Mais ce collègue en choisissant d’aller traiter ses patients, faute de structure adéquate, dans un centre cardiologique, dont son lieu d’exercice était dépourvu, devait faire un choix lourd de conséquences pour la suite de sa carrière, celui de Tunis, beaucoup plus accessible par la voie des airs à partir de Djerba, peut être aussi pour des raisons de convenance personnelle, au lieu de Sfax, bien plus proche géographiquement, mais uniquement par une route normale, que l’encombrement en véhicules en provenance et en partance pour la Libye rendait d’autant plus redoutable.

Le retour obligé à Tunis

La Libye… il n’est nullement exclu de penser qu’en s’installant à Zarzis, le Dr Fajraoui pensât aussi à court-circuiter l’immense flux terrestre de malades qui liait alors ce pays à Tunis ou Sfax. Quoi qu’il en soit, son activité issue de Zarzis, en cardiologie interventionnelle, à Tunis, dans une clinique des Berges du Lac, devait s’avérer, au cours des premières années, florissante grâce aussi aux appuis qu’il parvenait à s’assurer au sein de la région. Mais après environ 4 ans, il prit la seconde décision cruciale de sa carrière, celle de venir s’installer à Tunis. La raison en demeure inconnue. Fatigue? Besoin d’échapper à une forte pression ou sollicitation professionnelle? Problèmes relationnels avec les confrères installés sur place? Raisons familiales?

On n’en sait trop rien. Peut être l’un de ses calculs a-t-il été, qu’étant devenu suffisamment connu dans la région, les patients se précipiteraient-ils à Tunis pour aller le consulter. Après quelques hésitations le Dr Fajraoui s’y installa donc, mais son activité ne fut nullement comme il l’avait espéré, et elle en fut même bien loin. La raison? A Tunis, pour de mystérieuses raisons, une grande partie des personnes cardiaques issues du sud s’adressent en venant à deux cardiologues, en dépit du fait qu’ils ne soient pas interventionnels; et ce sont ces cardiologues là qui servent de relais vers leurs collègues interventionnels.

Apparemment, ces deux cardiologues là n’avaient nulle intention de collaborer avec le Dr Fajraoui. Qui plus est, dans la capitale, pour être dans les bonnes grâces des centres privés, il faut avoir de la clientèle, et en avoir veut dire disposer des conventions avec les grandes sociétés et les banques, donc des soutiens familiaux et politiques nécessaires, ou avoir un tempérament très affable et beaucoup de connaissances, ou bien disposer de ses entrées à l’hôpital, c’est-à-dire être soi même professeur ou avoir dans sa proche famille un professeur détenteur de l’autorisation de l’activité privée complémentaire; la dernière hypothèse étant d’être soi-même gros actionnaire dans une clinique.

Le public doit donc faire l’effort de comprendre une seconde chose : en médecine, il y a une relation dialectique entre la réussite professionnelle et la compétence, la dernière n’étant qu’un élément parmi d’autres nécessaire à l’accomplissement de la première.

L’exemple le plus édifiant de ce cas de figure est cette grosse actionnaire fille d’une ancienne vedette d’un grand club de football de la capitale, qui a imposé pendant des années sa présence comme aide opératoire dans des procédures pour la réalisation desquelles elle n’avait acquis aucune formation, grâce à quoi elle s’était fait un nom auprès de la clientèle libyenne, avant d’en revendiquer la compétence, et qui jusqu’à ce jour, fait détourner le tout venant des malades de la clinique par le personnel sur lequel elle exerce son autorité, vers son cabinet de consultation.

Le règne des incompétents

Personne au sein de la société savante ou la structure ordinale n’a jamais soulevé cette question cruciale qui voit des gens sans formations adéquates au sein de la profession médicale trôner et empêcher les personnes qui les possèdent, d’exercer leurs talents et d’en retirer les légitimes dividendes matériels et financiers.

C’est pourtant là l’une des situations expliquant beaucoup plus la décision des jeunes médecins, ou de ceux de leurs collègues dotés de compétences et qui soient empêchés de les exercer, de s’expatrier, qu’une supposée diabolisation du corps médical, et en réalité occasionnellement perceptible en cas d’erreurs médicales réelles ou supposées, montées en épingles par des médias peu scrupuleux ; ou bien encore par des politiciens trouvant toujours opportun d’expliquer la faillite économique du pays par… la fraude fiscale des médecins.

Il s’agit là de l’un des plus grands tabous, et pléonasme, un tabou qui sert; mais c’est plus facile pour les plus malins de développer au sein de l’ensemble la corporation, un véritable syndrome victimaire, que d’en remettre en cause les rapports de domination.

Mais pour en revenir au destin tumultueux du Dr Fajraoui, durant son séjour à Tunis, un projet de clinique avec unité de cardiologique, voyait le jour à Djerba. Sans doute y perçut-il une opportunité professionnelle intéressante; revint-il alors à Zarzis? Ce qui est sûr c’est qu’il entra en contact avec un professeur agrégé de Tunis, cardiologue interventionnel, que, selon lui, il convainquit d’aller animer ensemble la nouvelle salle de cathétérisme à Djerba. On ne sait pas exactement ce qui se passa plus tard; l’entente ne régna pas entre les deux hommes.

Apparemment, ce professeur-là avait plus de capital symbolique pour s’imposer, plus de soutiens professionnels, plus l’habitude de manœuvrer dans les nids de coupe-gorge des services hospitalo-universitaires, où, si on ne maîtrise pas l’art de certaines subtilités, on se retrouve assez rapidement dépouillé , dans le ruisseau.

Selon le Dr Fajraoui, et sans en préciser les circonstances exactes, son collègue aurait trouvé l’opportunité de l’exclure de l’activité de l’unité cardiaque, ou de lui en rendre l’accès difficile au point de le dégoûter.

Le plus vraisemblable c’est que l’administration de la clinique ait pris la décision de l’exclure, dans les faits, des gardes, et de le priver des urgences ainsi que des consultations externes dans l’établissement. Une clinique peut-elle agir d’une manière aussi injuste avec des collègues?

Il est vrai qu’un contrat lie toujours un cardiologue interventionnel en tant que responsable du cathétérisme, à l’établissement. Est-ce juridiquement suffisant pour lui se faire adresser tous les malades de la clinique au détriment de tous les autres collègues?

Le fait est que la plupart des établissements privés de soins en agissent ainsi, mais ont toujours nié avec la plus grande énergie le favoritisme qu’ils institutionnaliseraient, et se sont toujours montrés extrêmement discrets sur les avantages concédés aux uns et pas aux autres.

Le développement médical en question

En réalité tout cela existe, et dans le domaine de la cardiologie, la Société de Cardiologie, une société savante il faut le dire, n’a jamais voulu se mêler de cela; ce n’est nullement un hasard : ses figures de proue ont toujours été celles-là mêmes que bien souvent les établissements privés courtisent le plus, y compris par des actions gratuites dans les sociétés propriétaires. Des choses que généralement on ne crie pas sur les toits, mais qui finissent par se savoir.

Il reste que jusqu’à présent, personne n’a jamais osé porter plainte sur un sujet pareil; c’est que remettre en cause le système peut s’avérer très coûteux. Pour en revenir au cœur du sujet, comment se fait-il que deux cardiologues détenteurs exclusifs d’une compétence professionnelle n’aient pas pu gérer ensemble une structure cardiologique, que sa situation géographique destinait à accueillir une très grande partie des malades issus du sud tunisien, ainsi que de Libye? On ne le saura pas.

En revanche, il n’est pas difficile d’imaginer qu’il y avait dans cette clinique du travail pour au moins quatre cardiologues interventionnels, et qu’au lieu de quoi, il n’y en eût plus qu’un seul; les conséquences en sont aisément perceptibles.

Quant au Dr Fajraoui, une fois de plus, il rentra à Tunis, mais son activité professionnelle ne fut pas plus heureuse qu’au cours de sa précédente installation. Et là, on vient juste d’apprendre sa réussite au concours d’équivalence, et son installation dans le nord de la France, dans sa cinquième décade.

Cette information a-t-elle suscité l’intérêt de ses collègues ? Nullement. Il n’y a eu aucun commentaire ni sur le site de la Société de Cardiologie, ni sur celui de l’une des associations libérales, ni encore sur celui de l’Ordre des Médecins. Tout au plus avait-on pris l’habitude de voir de temps à autre quelque chevalier sans peur et sans reproche, monter au créneau pour se lamenter sur le sort des médecins maltraités dont de plus en plus choisissaient l’exil, occasionnant à leur pays une perte irrémédiable.

La vérité, c’est que leurs collègues, ainsi que les cliniques et les hôpitaux, en sont aussi, et pour une bonne partie, responsables, mais que personne ne veut publiquement le reconnaître. On a même l’impression, pour peu qu’on possède l’esprit un peu conspirationniste, que le développement médical dans les régions dépourvues n’est pas du goût de tout le monde; et quand on dit développement médical, il ne s’agit nullement d’envoyer des spécialistes qui ne feront que, en gênant ces derniers.

Le Dr Fajraoui était un cardiologue doté de grandes compétences, et d’esprit d’initiative (son équivalence française en fait foi), qui aurait dû sauver un grand nombre de vies humaines dans son pays, et qui en s’installant dans une région lointaine, et déshéritée, avait tout de même fini par trouver la place disponible où il pourrait rendre service selon ses capacités. Force est de dire qu’il en a été injustement empêché au détriment de l’intérêt de son propre pays. Et aujourd’hui, c’est la France qui va en tirer le meilleur parti.

* Cardilogue, Gammarth, La Marsa.

 

 

 

 

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