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Tunisie : Ghannouchi, cravate et savate!

Cravate ou pas, Ghannouchi joue son double-jeu habituel, un pied dans l’étrier et un pied en dehors, dissimulant ses manœuvres pour et se tenant prêt pour ressurgir le moment venu.

Par Asef Ben Ammar *

Récemment, Rached Ghannouchi (76 ans) s’est enfilé une cravate BCBG, reniant son look légendaire de «militant islamiste endurci» ! Cette cravate a «fait mouche», étant perçue comme un go franc pour un combat de savate (boxe française), où tous les coups sont permis, et ce, à 4 mois des élections locales.

Ensemble, cravate et savate mettent sur le ring du combat électoral d’un côté un Ghannouchi aguerri, et de l’autre les leaders concurrents, poids lourd, léger ou plume, sans distinction.

La cravate: un piège ou un «habit du pouvoir» ?

Avec un dress code revisité de fond en comble, Ghannouchi a fait la Une! Pas pour rien, sa cravate suscite plusieurs interrogations.

1- Ghannouchi se cherche-t-il un sauf-conduit pour une image immaculée et digne d’un homme d’État, blanchi de tout soupçon fondamentaliste ou «intégriste» ?

2- La cravate et son «double-nœuds» dévoilent-ils un double-jeu politique, sur divers fronts et où tous les coups bas sont permis ?

 

3- Plus important encore, quelles sont les véritables proies en ligne de mire, et in fine à quels électeurs potentiels est conçu l’appât de la cravate (et apparats liés)?

La cravate : un «habit qui fait le moine»?

Qu’on le veuille ou non, ce bout de tissu, très fragile et très salissant, a une forte symbolique politique, en Occident comme en Orient.

Avec une cravate autour du cou, Ghannouchi s’invite dans les récents débats européens liés à l’«habit du pouvoir politique». Encore en cours, ce débat oppose les pro-cravates (élites) aux anti-cravates (anti-élites).

En France, les anti- cravates sont issus de la gauche communiste, en Angleterre ils sont des libéraux démocrates (gauche minoritaire), en Espagne et en Grèce, ils sont aussi au gouvernement et au parlement, étant issus des mouvements socialistes et communistes.

Pour séduire, Ghannouchi s’inscrit dans l’air du temps, en se rangeant dans le clan «élitiste» des pro-cravates. Il fait tout pour dissimuler son image de toujours, celle d’un religieux barbu, en horka, tatoué au front, intolérant pour diverses évolutions sociétales.

Le tout pour miroiter une nouvelle image d’homme d’État, moderne, modéré, cravaté, intellectuel et politiquement «casher»!

Il joue ainsi plus sur son paraître que sur son être en société; alors que les pressions géopolitiques resserrent davantage l’étau sur l’activisme islamiste dans le monde arabe.

Ghannouchi fait tout pour véhiculer un message de centriste; ni de droite ni de gauche. Adieu toute ressemblance avec Khomeiny, Rouhani, Nasrallah et autres émirs de la péninsule arabique. Un adieu aussi à une partie de lui-même, celle encore présente dans sa mémoire et ses propres albums de photos des années 1970 et 1980.

En Tunisie, la cravate de Ghannouchi creuse aussi le fossé avec les radicaux de son parti Ennahdha, et avec d’autres sensibilités politiques réfractaires à la cravate, dont Moncef Marzouki, ex-président tunisien par intérim.

Ce qui est certain, Ghannouchi soigne son dress code, mais pas n’importe comment et pas pour rien!
Cravate à «double nœuds» et à double-enjeux!

Le ton est donné et la messe est dite! Le nouveau code vestimentaire de Ghannouchi dérange fortement la classe politique. Celui-ci a suscité des commentaires de quasiment tous les observateurs et partis politiques de Tunis. Et chacun y va avec sa partition, sa lecture et sa parade politique.

Un vrai branle-bas de combat de savate est à l’œuvre depuis, sur un fond de critique acerbe contre le duopole politique Ni-Na (Nidaa et Ennahdha), perçu comme une coalition dangereuse, ayant leurré leurs électeurs, pour des intérêts propres à leurs élus arrivistes, ne reculant devant rien.

Ghannouchi a depuis peu senti l’ampleur de sa compromission avec les Caïd Essebsi (père et fils). En fin stratège, il devait bouger ses pions, prendre les devants pour afficher sa différence sur une scène politique meurtrie par un bilan économique déplorable et des complicités dans la mal-gouvernance, impliquant Ghannouchi en personne.

Cravate ou pas, Ghannouchi joue son double-jeu habituel, un pied dans l’étrier et un pied en dehors. Un stratège «girouette» qui dissimule ses manœuvres pour se confondre dans la foule quand il faut, se tenant prêt pour ressurgir et prendre le dessus le moment venu.

Ghannouchi est au pouvoir, puisqu’ayant des ministres qui gouvernent et une majorité d’élus qui font la loi, au Parlement. Il est aussi dans l’opposition, quand il se permet de jouer le «donneur de leçon», le «penseur suprême», le «visionnaire», au point de déraper et de sortir de ses champs de compétence, par exemple quand il demandait au chef du gouvernement Youssef Chahed de renoncer aux élections présidentielles de 2019.

La cravate centrée pour une partie de savate feutrée!

Sans aucun doute, le nouveau paraître de Ghannouchi impactera une opinion publique, très désarçonnée par un contexte économique catastrophique, une corruption endémique et des élites politiques de moins en moins éthiques.

La cravate et le nouvel apparat de Ghannouchi constituent un redoutable levier de marketing politique, visant particulièrement un certain électorat sensible à l’image : jeunes, femmes, cols blancs, chômeurs, etc.

L’impact le plus fort se fera sentir davantage au centre du spectre idéologique gauche-droite. Ghannouchi a centré sa cravate pour tenter de puiser directement dans les réserves de votes des centristes, ceux ayant le profil de l’électeur médian (femme, jeune, éduqué, fonctionnaire, peu-politisé, etc.)

Dit autrement, le nouveau paraître de Ghannouchi dévoile un glissement tactique du parti Ennahdha vers le centre de l’arène politique et du spectre idéologique. Plus que jamais auparavant Ghannouchi concentre son effort sur les électeurs du Centre et prend pour cible l’«électeur médian», une proie idéale, étant plus nombreuse, plus facile à convaincre et à récupérer pour les prochaines élections municipales.

Cela se comprend, les prochaines élections en Tunisie vont se disputer au Centre pour puiser les votes de ces électeurs mouvants, ne s’affichant ni de gauche, ni de droite par déception, par dégoût, par désaffection… opportunistes et attendant mieux.

Selon un sondage, réalisé auprès de 1205 répondants tunisiens (de plus 18 ans), par le WVS (World Value Survey) et publié en 2016, 56% de l’électorat tunisien est situé au centre du spectre politique gauche-droite.

Les données du sondage de la WVS, avec une marge d’erreur de 3% (19/20) estiment l’électorat de la Gauche à 12% du total des électeurs, contre 32% pour la Droite, dans ses différentes sensibilités.

Le sondage a demandé aux répondants de positionner leurs pensées et idées politiques sur un continuum allant de 1 (pour l’extrême gauche) à 10 (pour l’extrême droite), et dont le centre prend la valeur de 5. Le graphique ci-dessous présente cette distribution centrée (unimodale dans le jargon politique) avec des ailes très asymétriques.

Gannouchi et son parti ont fait le plein à droite et misent plus que jamais sur le Centre pour mener leur prochaine partie de «savate» électorale et pour gagner les élections municipales.

Si rien n’est fait par les autres partis pour contrer cette conquête de l’électeur médian (électorat du Centre), la victoire électorale de Ghannouchi et de ses partisans serait humiliante encore une fois pour la Tunisie démocratique.

* Ph. D., analyste en économie politique.

 

 

 

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