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Au creux des apparences, l’hydre islamiste change de peau

Un Ghannouchi peut-il en cacher un autre ?

Les communicants de Rached Ghannouchi auraient dû, bien avant de lui apprendre à faire un nœud de cravate, lui rappeler que la meilleure communication c’est surtout de savoir se taire.

Par Yassine Essid

Attention, la photo à gauche peut choquer les âmes sensibles! C’est le portrait d’un homme à l’allure hirsute de l’authentique barbu islamiste. La première impression qu’il suscite est celle d’un personnage affecté d’une insensibilité sentimentale et émotionnelle quasi congénitale, dépourvu de toute marque d’empathie pour ses semblables, dont la conscience ne le remord jamais et qui semble n’éprouver aucun sentiment de culpabilité, car indifférent à l’égard de la vérité, insensible au malheur des autres et se croit dès lors tout permis.

La barbe de l’intégriste ombrageux

Le crâne est coiffé de ce qui ressemble bien à une calotte. En fait un modèle hybride de couvre-chef inhabituel de ce côté-ci de la Méditerranée, autant par la forme que par la teinte. Feutré, manquant de charme et d’originalité, il se démarque par son contour arrondi et par sa couleur, d’un bleu profond, signe de tristesse et de deuil, dont seraient sensibles ses frères impétueux et incultes. Ce faisant, il cherche certainement à exprimer, par ce code iconique, la volonté de se démarquer ostensiblement de notre traditionnelle chéchia, de la couleur vive du vermillon.

Le regard inquisiteur, vindicatif et accusateur, qu’on lui connaissait que trop bien, soupèse et interroge, sous des sourcils épais et arqués. Une bouche lippue, faite de grosses lèvres dont l’inférieure est pendante, ne présage rien d’aimable.

Cependant, il ne pouvait nous rester indifférent. On a appris à composer avec son existence, mais l’antipathie nous en écarte; il était devenu pour nous un sujet de repoussement, d’hostilité, souvent de colère. Bref, une âme qui n’était en paix ni avec elle-même ni avec les autres, ce qui n’avait rien de rassurant.

Reste le collier de barbe. Il s’affiche opportunément et prétentieusement sur le visage de Rached Ghannouchi, comme sur celui des ses partisans d’Ennahdha, pour marquer leur différence avec le visage glabre des adeptes de la modernité laïque et occidentalisée.

Il faut cependant reconnaître à son crédit que, bien qu’accessoire indispensable pour les membres de cette secte, la barbe du cheikh n’atteint pas ici la dimension de la longue toison épaisse du clergé wahhabite des pays du Golfe.

Illusion diabolique et alternance monstrueuse

Quant au portrait de droite, il est à la limite de la métamorphose humaine à ranger parmi les illusions diaboliques: l’alternance monstrueuse, en un seul être, du rustre, ennemi des bonnes études, au gentil esprit docile dont l’âme n’aspire qu’à s’élever. C’est que la photo reproduit étonnamment la même personne. Le demi-dieu est devenu simple mortel, paré cette fois pour duper son entourage.

Nu-tête, Rached Ghannouchi porte désormais des cheveux blancs coupés fort courts bien qu’entamés par une calvitie naissante. Une coupe qui demeure non seulement un indéniable atout de style et de modernité, mais déclenche une meilleure estime de soi qui l’aide à prendre des risques, à chercher des solutions innovatrices, parfois contre son camp, et lui permet surtout de voir plus grand quant à son avenir politique.

L’effet «lunettes», n’échappe pas non plus à l’attention de l’observateur et participe à son tour à cette communication politique calibrée destinée à s’imprimer dans nos esprits, et qui représente à elle seule un slogan concis et éloquent.

Le regard, jadis soupçonneux, traduit désormais, derrière des verres sans monture, un état d’esprit nouveau, plus apaisé, plus paternel. Celui de quelqu’un qui est ancré dans le monde réel, qui comprend l’économie moderne, qui sait ce qu’il veut et où il veut aller. Loin de révéler une infirmité ou souligner les dégradations physiques de l’âge, ses lunettes portent des significations, plus positives : l’aptitude à la réflexion, la profondeur de la pensée, la solidité des convictions et le réalisme en politique. Bref, on lui donnerait le bon Dieu sans confession.

Les métamorphoses d’un chef islamiste. 

La nature toujours tiraillée des dirigeants d’Ennahdha

Sans être pour autant le signe d’une coquetterie douteuse, ou le témoignage d’une laïcisation du pouvoir, le port d’une courte barbe, de 3 jours, sert en fait d’opération de com’ à la hauteur de l’enjeu nouveau. Esthétiquement, elle est tendance, de même qu’elle porte un message clair destiné aux salafistes de tout bord, pour qui la démocratie est une impiété. Elle sert enfin à masquer la nature toujours tiraillée des dirigeants d’Ennahdha, adeptes des discours ambigus et des manœuvres obliques, à les faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, c’est-à-dire les tenants d’un islam politique légaliste, sincère et rassurant qu’incarne si bien à leurs yeux le président turc Recep Tayyip Erdogan et son islam d’ouverture qui a tourné court en révélant au monde un despote tyrannique qui exige que tout ploie sous ses ordres absolus.

Passons maintenant au vêtement, l’un de ces objets de communication complexe, mais ce qu’il y a de plus concret, et qui représente à son tour une possibilité de connaissance de soi-même et des autres.

On remarque d’emblée que le vestiaire de Rached Ghannouchi s’est enrichi : chemises, cravates et costumes, variés en nombre et en couleurs, sont devenus pour lui l’enjeu des luttes d’apparence politique. Dans le style vestimentaire d’un candidat à la présidence, le costume sombre doit ainsi régner en maître. Pour le reste, le leader islamiste ne prend pas de risques et se fie à l’instinct de ses conseillers.

Avec une chemise blanche, tout devient possible. Elle est alors fortement recommandée pour assortir une cravate unie noire ou faux unie bleue sur laquelle on a beaucoup glosé. Bien qu’objet futile, comparé aux événements politiques que traverse le pays, la galaxie médiatique fit du sens avec presque rien. Et pour cause.

Une technique de dissimulation pour brouiller les pistes

Costume, chemise, cravate, laissent imaginer que la nouvelle allure du cheikh, par la forme autant que par les couleurs de ses vêtements, est parfaitement consubstantielle à son nouveau mode de pensée. Ghannouchi n’a pas subitement changé en se rasant de plus près ou en apparaissant en costume-cravate. Il n’est pas non plus en rupture avec ses convictions profondes qui souvent le trahissent. C’est juste une autre technique de dissimulation à travers laquelle il essaie seulement de brouiller les pistes, un signe pour exprimer la preuve d’une santé morale tout en exaltant un désir de modernisme.

Toutefois, et quoiqu’il fasse, le cheikh en costume-cravate n’arrive pas à cacher ses intentions politiques. Devenu théoricien patenté, penseur fécond et conférencier prolixe sur l’islam démocratique, il a appris à n’exclure personne, prétend admettre l’alternance au pouvoir, assume les valeurs du pluralisme et de l’égalité des sexes, au point de se convaincre qu’il est parfaitement apte à briguer la magistrature suprême. Sauf, qu’en matière de gouvernance, il traîne derrière lui un bilan désastreux. Mais cela peut être corrigé en commençant par cacher sa vraie personnalité derrière un masque de normalité.

Sans aller directement au fait, la stratégie consiste d’abord à rappeler de temps à autre au chef de gouvernement, Youssef Chahed, à travers d’inconvenantes demandes impératives, que l’activité d’un Premier ministre est un travail à plein temps, que son action doit être en adéquation avec ses paroles, qu’il est de la plus haute importance qu’il s’attache en priorité au règlement des questions économiques et sociales du pays, de même qu’il doit persévérer dans sa lutte contre la corruption sans déborder de zèle en allant au-delà de ce qui est permis.

Toutes ces sommations n’étaient en fait que des rappels à l’ordre préludant à un avertissement solennel adressé prématurément à celui qu’il voit déjà comme un rival pour les échéances futures. Il se permet alors de mettre explicitement Youssef Chahed en demeure face à toute velléité d’envisager sa candidature à l’élection présidentielle de 2019.

Les règles élémentaires de la prudence exigent de ne pas mener d’attaque lorsqu’on n’est pas sûr d’obtenir un avantage quelconque. Il faut savoir prévoir les conséquences d’une entreprise, et donc y renoncer s’il paraît qu’elle peut échouer. Il faut en somme faire preuve de patience pour mieux rebondir au moment opportun.

Rached Ghannouchi, qui a été totalement relooké, à en devenir méconnaissable, est arrivée à la conclusion que depuis le début du mandat peu réjouissant de Béji Caïd Essebsi, son mouvement s’est refait une santé. Il n’est alors que grand temps pour veiller à renforcer sa position dans la perspective de l’échéance proche, face à une opposition affaiblie, morcelée lorsqu’elle n’est pas tout simplement discréditée ou laminée. La victoire est alors au bout du chemin et ce qui est défait peut être refait. Autant de raisons que tout futur prétendant à la fonction présidentielle doit mettre à profit.

Mais pour être exécutable, un tel projet doit convenir à la situation du moment, car le cours des événements peut toujours être dévié par la survenue des impondérables de la politique. Aussi, les talentueux communicants de Rached Ghannouchi auraient dû, bien avant de lui apprendre à faire un nœud de cravate, lui rappeler que la meilleure communication c’est surtout de savoir se taire.

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